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Pas besoin de "s'aimer soi-même d'abord"

Illustration: Tony H.

Sommaire

Ce n'est pas vrai parce que ça n'a tout bonnement aucun sensC'est faux, dangereux et blessantAimer quelqu'un peut au final aider à s'aimer soi-même

Si vous vous intéressez à la santé mentale et que vous passez du temps sur Internet -- en particulier si vous vous rendez sur des forums ou des groupes Facebook -- vous avez probablement lu une quelconque version du mythe suivant : "il faut vous aimer vous-même, sinon comment pourriez-vous décemment aimer quelqu'un d'autre ?" Laissez-moi exprimer ma pensée de façon limpide : ce sont des c*nneries. Des foutaises. Non seulement c'est complètement, entièrement, totalement (je crois que vous saisissez l'idée) faux, c'est aussi dangereux et blessant. Je m'explique.

 

Ce n'est pas vrai parce que ça n'a tout bonnement aucun sens

Imaginez deux secondes : si toutes les personnes qui ne s'aiment pas elles-mêmes étaient par là incapables d'aimer qui que ce soit d'autre, mince, ça ferait un paquet de familles, de partenaires et d'ami·es en sérieux mal d'affection, et ça voudrait aussi dire que TOUTES ces relations sont à sens unique. Ce qu'elles ne sont pas du tout, merci bien.

 

Demandez donc aux partenaires, parents, frères, soeurs, ami·es de personnes vivant avec une maladie mentale : est-ce qu'ils et elles se sentent mal-aimé·es ? Est-ce qu'ils et elles ont l'impression que la personne malade dans leur entourage est tout simplement incapable de cette émotion que TOUT ÊTRE HUMAIN, à l'exception des psychopathes peut-être, ressent envers au moins quelques personnes dans sa vie ?

Est-ce qu'une jeune fille de 15 ans, qui traverse son premier épisode dépressif après que son petit ami ait été forcé de déménager, ne ressent pas d'amour pour ses ami·es, sans parler du jeune homme en question ?

Est-ce qu'une maman de 40 ans en plein burn-out n'aime pas ses enfants, ce qui ajoute d'ailleurs à son sentiment d'échec ?

Est-ce qu'un homme de 20 ans qui subit son premier épisode psychotique déclenché par le stress de ses études supérieures, et qui commence à avoir sérieusement peur de lui-même, n'éprouve pas d'affection pour ses parents qui le soutiennent ?

Est-ce qu'un jeune homme transgenre de 16 ans n'aime pas ses frères et soeurs, alors que la société le pousse à croire qu'il est lui-même un monstre ? COMMENT ÇA PEUT AVOIR DU SENS DE LIER CES DEUX CHOSES QUI SONT ON NE PEUT PLUS DIFFÉRENTES ?

 

Et on ne parle pas simplement de gens souffrant de maladie mentale, même si dans le monde c'est 1 personne sur 4 pour n'importe quelle année donnée.

Des fillettes, parfois âgées d'à peine 8 ou 9 ans, sont amenées à penser qu'elles ne sont que des tas de graisse répugnants : elles détestent leur corps, mais elles se détestent aussi elles-mêmes pour leur incapacité à modifier leur apparence physique. Ça peut mener à des troubles du comportement alimentaire mais heureusement ce n'est pas automatique, donc une mauvaise image de soi ne constitue pas en elle-même un trouble mental. Ces filles correspondent parfaitement à la définition d'une "personne qui ne s'aime pas elle-même" mais heureusement elles n'étendent pas cette haine aux autres. Et de fait, les amitiés solides peuvent faire des miracles lorsqu'il s'agit de combattre cette image de soi négative, parce que ces filles s'aiment les unes les autres et souhaitent que leurs amies se sentent bien.

On peut dire la même chose des perfectionnistes de tout âge : ce sont des personnes qui souvent ne s'aiment pas elles-mêmes, à cause de ce qu'elles perçoivent comme de nombreux "défauts" de leur part, mais qui pour la plupart finiront par partager la vie d'un·e partenaire aimant·e, par avoir des enfants adorables, etc.

 

Évidemment la haine de soi est un problème de santé mentale auquel n'importe qui peut se retrouver confronté·e, et qui doit être traité aussi rapidement que possible. [Tout le monde a une santé mentale, exactement comme tout le monde a une santé physique, dont il faut s'occuper ; mais un bras cassé n'équivaut pas à une maladie chronique incurable, et de la même façon un problème de santé mentale ne signifie pas que la personne soit atteinte d'une maladie mentale].

Mais selon vous ça se passe comment, quand quelqu'un qui n'est pas atteint·e de maladie mentale subit un burn-out et finit par penser qu'il n'y a personne de plus stupide ni de plus nul·le au monde ? Est-ce qu'il ou elle s'arrête soudainement d'aimer ses enfants parce qu'il ou elle ne s'aime plus lui ou elle-même et PERD donc totalement, d'une manière ou d'une autre, la faculté d'aimer ? Est-ce que l'amour nous parvient sous forme de solution 2-en-1, c'est-à-dire que si on en perd une partie on perd automatiquement l'autre partie aussi ?

J'ajouterai que chez une personne atteinte de maladie mentale, ça peut se déclarer assez brusquement aussi, comme par exemple dans le cas d'une schizophrénie. Le premier épisode psychotique est souvent un choc ; est-ce que la personne qui le subit et qui se met à détester sa propre "cervelle de dingo" devient soudainement incapable d'aimer son/sa partenaire, dès le lendemain ?

Aimer quelqu'un et s'aimer soi-même sont deux choses très différentes.

 

C'est faux, dangereux et blessant

Ce n'est pas simplement que le concept dans son ensemble est entièrement faux ; il est aussi particulièrement blessant. À votre avis, quel effet ça va avoir sur quelqu'un qui de base ne s'aime pas de lui dire qu'il ou elle est une "cruche vide qui ne peut verser d'amour" ? Vous pensez que c'est une bonne idée d'inculquer à une personne qui souffre de dépression l'idée qu'elle est intrinsèquement incapable de l'acte humain le plus élémentaire ? Et dire à quelqu'un qui se bat contre son trouble du comportement alimentaire qu'il ou elle "doit s'aimer lui ou elle-même d'abord, avant de pouvoir un jour aimer quelqu'un d'autre" ? Vous trouvez ça encourageant ?

 

Pour moi, diffuser ce concept c'est juste une énième façon de blâmer les gens pour leurs propres difficultés de santé mentale. Ça véhicule l'idée qu'ils et elles devraient travailler encore plus dur pour s'en sortir, seul·es, alors qu'un si grand nombre éprouve déjà les pires difficultés à rester en vie ne serait-ce qu'une minute de plus.

Comment est-ce que quiconque pourrait t'aider à t'aimer toi-même ? On dirait bien que sur ce coup-là, tu es tout·e seul·e. Une énième tâche à laquelle tu échoueras de toute façon.

Et en moins de deux, voilà la personne en dépression qui se remet à croire que personne ne tient à ce qu'elle reste en vie de toute façon, puisqu'elle est inhumaine et ne constitue rien d'autre qu'un fardeau. Vous trouvez que ça sonne comme un discours suicidaire ? C'est le cas.

 

Et puis, à quoi ressemblerait le futur, du coup ? Certaines personnes, et ça me rend incroyablement triste mais c'est indéniable, ne s'aimeront jamais elles-mêmes. Elles continueront à penser qu'elles sont nulles, elles auront une très basse estime d'elles-mêmes jusqu'à leur dernier souffle, elles resteront incapables de comprendre comment d'autres personnes peuvent les aimer -- elles resteront peut-être persuadées que cet amour n'est qu'une façade, finissant même par développer une paranoïa à ce sujet.

Et ça voudrait dire que, durant leur vie entière, elles n'aimeront jamais personne d'autre non plus ? Que la haine de soi est un sentiment dévorant qui vous empêche de ressentir toute émotion positive ? Heureusement que ce n'est pas le cas !

Laissez-moi vous rappeler, cher lectorat, que les personnes suicidaires pensent souvent que le monde se porterait mieux sans elles, et croient que leurs proches les considèrent comme un fardeau indésirable -- en fait, les gens se suicident souvent dans un geste d'amour. Alors oui, pour les personnes suicidaires la mort apparaît aussi fréquemment comme la seule issue, comme le seul moyen de mettre un terme à leurs souffrances. Mais pour les gens qui subissent une dépression, par exemple, les deux idées se battent en duel : ils doivent se tuer, parce qu'ils sont fondamentalement incapables d'apporter quoique ce soit de positif aux personnes qu'ils aiment, ce qui en retour leur cause une souffrance insupportable. Laissez-moi répéter : les personnes qu'ils aiment. Encore une fois, pour les gens au fond ? LES PERSONNES QU'ILS AIMENT.

 

Aimer quelqu'un peut au final aider à s'aimer soi-même

Bien, maintenant qu'on a écarté l'idée illogique et blessante selon laquelle ne pas s'aimer soi-même rend incapable d'aimer tout court, examinons la question suivante : comment amène-t-on les gens à s'aimer eux-mêmes ? Parce que oui, évidemment c'est important. On se portera tou·tes bien mieux si personne ne traverse l'existence en pensant qu'il/elle ne vaut rien.

 

La première étape est assez évidente : professeur·es, parents, ami·es, camarades, politicien·nes, thérapeutes, influenceurs·ceuses, chef·fes, collègues, nous devons tou·tes nous avancer sur la scène et promouvoir l'amour de soi, la compassion envers soi-même, et l'acceptation de soi. Nous devons clamer haut et fort que c'est normal d'échouer, que ce n'est pas mal de ne pas aller bien, qu'en tant que société nous devons nous soutenir les un-es les autres. Nous devons aussi respecter et accepter les autres, afin que personne ne se déteste lui/elle-même parce qu'on lui a appris que l'homosexualité était un péché (et Dieu nous préserve du mot bisexualité), que le genre dépendait uniquement de ce qui se trouvait être visible entre ses jambes, ou encore qu'être pauvre était entièrement de sa faute (pourquoi donc achètes-tu de l'huile d'olive saine dans une bouteille en verre écologique, plutôt que de l'huile de tournesol dans un emballage plastique non-recyclable, qui se fera un plaisir de te boucher les artères ?!).

 

La deuxième étape se présente sous forme... d'amour. Tout simplement.

Inconditionnel, ce qui ne signifie pas approuver toutes les décisions et les actions que la personne prend, mais comprendre et lui enseigner qu'on peut toujours mieux faire, qu'on n'est pas conditionné·e à mal se comporter parce que "c'est juste notre personnalité". Personne n'est intrinsèquement mauvais, et assurer à quelqu'un que vous l'aimerez toujours, peu importe ses échecs, est crucial pour lui permettre d'accepter ces échecs et d'essayer de réparer ses erreurs. Les enfants qui sont aimé·es inconditionnellement entrent dans la vie adulte bien mieux équipé·es pour gérer les épreuves qu'ils/elles rencontrent en chemin, et ils/elles ont tendance à mieux réussir en termes d'empathie et de résilience.

Résilient, c'est-à-dire que même lorsque la personne ne s'aime pas elle-même, le verbalise et se mutile régulièrement pour se punir par exemple, vous l'aimez tout autant. Tous les moments où vous lui témoignez de l'amour, qu'ils soient quotidiens, réguliers, spontanés ou soigneusement planifiés, ne peuvent être que bénéfiques parce que la personne est alors confrontée au fait qu'elle est aimée, que ce soit pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Et progressivement, avec l'aide de médicaments et/ou de thérapie pour les personnes qui souffrent d'un trouble mental, l'idée que peut-être il y a au final quelque chose à aimer en elles, se frayera un chemin.

 

La troisième étape peut paraître plus compliquée, dans notre culture contemporaine qui incite à être constamment occupé·e et en retard sur son agenda. Mais c'est une étape importante : on a tou·tes besoin de prendre un moment, d'arrêter de s'agiter, et de rappeler aux personnes qu'on aime qu'on les aime, et pourquoi on les aime. Peu importe si elles éprouvent des difficultés à s'aimer elles-mêmes ou non, peu importe leur âge, et peu importe leurs accomplissements.

Pour ces personnes, s'entendre rappeler qu'elles sont importantes pour quelqu'un, qu'elles rendent la vie de quelqu'un d'autre plus belle simplement parce qu'elles en font partie, sera d'une aide considérable dans les moments difficiles. Vous n'en verrez peut-être pas les effets immédiatement, d'ailleurs ce ne sera probablement pas suffisant en soi pour arracher la personne aux griffes de sa haine d'elle-même, et ça ce sera frustrant. Mais continuez. Sans même que vous le sachiez, cela peut faire la différence entre la vie et la mort, et par là j'entends le suicide. Cela peut donner à la personne juste assez de temps et de courage pour rester en vie un jour de plus, pour se rendre à ce rendez-vous avec un·e thérapeute, et pour finir par aller mieux. Ces petites choses qui aident peuvent s'accumuler avec le temps, et votre amour pour cette personne peut déborder dans son coeur à elle, lui permettant enfin de voir pourquoi elle mérite cet amour.

 

Alors laissez des petits mots sur le frigo, envoyez des messages et des emails, dites-le en personne, appelez vos proches quand vous n'avez rien d'autre à leur dire que je t'aime et tu me manques. Rappelez-leur toutes leurs réussites, toutes vos joies partagées. Rappelez-leur les moments où vous n'alliez pas bien et ils/elles vous ont aidé·e. Rappelez-leur, une par une, toutes les choses qui font que vous les aimez. Soyez présent·e et faites-le savoir. Aimez-les jusqu'au bout et dites-le. Cela les aidera à faire pareil envers eux et elles-mêmes.

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