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Dévi et sa schizophrénie : la persévérance tranquille

Illustration: Tony H.

Sommaire

Dévi, aux antipodes des stéréotypesLiberté, confiance, autonomie, espoirLa différence : une vulnérabilité et une forceLa thérapie familiale, une pierre venue soutenir l'édifice L'amour : c'est compliquéRétablissement : les ingrédients De patient à professeurArtiste et schizophrénie : non, ça n'a rien à voir

Quand j'arrive chez Dévi, je suis ravie de constater qu'on peut s'asseoir dans un vrai jardin. Certes il n'y a pas beaucoup de verdure en ce début d'automne, mais quand je prends place sur un siège tressé de couleur vive, je peux voir un grand arbre encore feuillu juste derrière Dévi. Et puis Azor, le chien, a l'air très heureux de pouvoir galoper partout, or qui de mieux placé qu'un chien pour juger de la qualité d'un jardin ? J'aime savoir qu'autour de moi il y a de la vie, je sais désormais que la nature a toujours une couleur même quand je ne la vois plus. Et tout cela se pose comme d'excellentes prémices de ma conversation avec Dévi.

Il faut dire que c'est presque trop facile : durant les cinq minutes de marche depuis la station de RER jusqu'à la colocation qu'il partage avec deux amis, nous papotons déjà de choses et d'autres. Je me sens à l'aise avec lui, sous un soleil hésitant mais persistant (un joli parallèle avec celui qui me parlera pendant plus de 2 heures). Dévi a cet effet sur les gens qu'il côtoie.

Aujourd'hui, quand j'y repense, je m'aperçois que j'étais malgré tous mes efforts déjà dans le préjugé stéréotypé : "schizophrénie" m'évoque en premier lieu quelqu'un d'agité, victime d'hallucinations, apeuré et torturé. M'évoquait, plutôt, car je dois dire que si c'est toujours malheureusement ma première image, celle de la tranquillité de Dévi vient tout de suite se superposer. Comme quoi, on ne fait pas tout ça pour rien.

"On", c'est Dévi, c'est moi, c'est sa maman qui nous a mis en contact après que je l'ai rencontrée à un colloque portant notamment sur la déstigmatisation de la schizophrénie. Elle était là parce que, selon les mots de son fils, "ma mère est partout, elle participe à tous les évènements de ce genre". Je sens une pointe d'admiration dans sa voix, autant que d'incrédulité : ils sont tellement différents tous les deux, et c'est lui qui porte la maladie, pourtant c'est elle qui ratisse tous les évènements liés de près ou de loin à la schizophrénie. Moi je me dis qu'elle est sacrément persévérante comme maman, sans savoir que 120 minutes plus tard je déciderais que "persévérant" est le meilleur moyen de décrire son fils. Finalement, ils se ressemblent assez, tous les deux.

 

Dévi, aux antipodes des stéréotypes

Stéréotypes, vous avez dit ? Bim, bam, boum, au fil de l'interview ils se prennent tous une grande claque dans la figure, les uns après les autres.

Dévi a un boulot stable, il travaille dans un Burger King pour se payer son indépendance : stabilisé depuis trois ans, cela fait maintenant deux ans qu'il vit dans cette colocation. Auparavant, il a fait plusieurs aller-retours chez sa mère, et même si personne ne le lui reproche, à désormais 27 ans l'indépendance lui tient à coeur. D'ailleurs il l'entretient avec soin, ayant sélectionné ses colocataires de manière à pouvoir s'assurer de leur stabilité dans ce logement partagé et comme il me dit, de pouvoir "réellement parler avec eux, de toutes les choses de la vie, en profondeur".

Parler à fond de la vie et de ses propres questionnements avec des personnes "authentiques", cette "stimulation cérébrale" comme il l'appelle, il a constaté que ça l'aide énormément : à évacuer ses pensées, à les empêcher de devenir délirantes à force de les ruminer. Ça lui vide l'esprit, en somme, en plus de lui permettre de tisser des liens d'amitié toujours plus étroits. Je me rappelle avoir vécu la même chose : les discussions philosophiques jusqu'à 4h du mat', ça prend sur les heures de sommeil mais ça désencombre les neurones. On ne vous prescrira pas ce genre de conversation dans un cabinet médical, mais Dévi s'accroche à la vraie vie, il sait ce qui marche pour lui et il se débrouille pour le mettre en place de manière systématique.

Il a pris sa vie en main depuis un moment déjà, et petit à petit se dessine l'image d'un homme qui a accepté ses propres besoins émotionnels pour pouvoir aller mieux. C'est peut-être même la partie la plus décisive de sa stratégie.

Je cherche à structurer et remplir ma vie, tu vois, pour pouvoir répondre à cette instabilité, qui peut toujours être présente, qui reste là quelque part... Nous [quand on porte une schizophrénie], on a un cerveau qui peut "bugger" un peu, donc il faut mobiliser le reste pour contre-attaquer.

La stabilité, c'est un peu le leitmotiv de Dévi. Ce qui est drôle, c'est que peut-être sans le savoir, il offre lui-même au monde une image particulièrement stable, un esprit calme et accueillant qui invite à l'apaisement. Mais je sens bien qu'un environnement stable dans sa vie, il en a particulièrement besoin : c'est ce qui lui permet au jour le jour de vivre avec sa schizophrénie sans la laisser l'envahir.

 

Liberté, confiance, autonomie, espoir

Pour Dévi le premier épisode délirant, caractéristique de sa schizophrénie, a démarré lors de son année en Australie, à l'âge de 23 ans.

Je me levais le matin, je me prenais pour Dieu, j'ouvrais le ciel, je parlais avec des anges... Ouais, j'en étais à ce point-là. Mais maintenant je peux en parler avec humour !

Sa première hospitalisation en psychiatrie a duré une semaine, à Perth, où il est resté seulement en observation, sans aucun traitement. Lors de son trajet de retour vers la France, un deuxième épisode s'est déclenché pendant une escale à Singapour.

J'ai commencé à me sentir incarné par un truc, j'ai fait du yoga dans les toilettes de Singapour, puis j'ai simulé ma mort. C'est là qu'ils m'ont mis dans un hôpital, avec des gens... [Dévi s'interrompt]. C'était pire que dans les films, même si là encore je n'ai pas pris de traitement.

De retour en France, il est hospitalisé presque immédiatement, dans le service dirigé par son psychiatre actuel. Il me confie (avec une sérénité dans la voix que je n'ai pas l'habitude d'entendre chez des patient·es en psychiatrie) que son psychiatre et sa psychologue, qu'il continue de voir régulièrement au CMP, sont "vraiment géniaux" et qu'il a beaucoup de chance de les avoir à ses côtés. Son psychiatre, pour lui, "c'est un peu Dieu le Père" et si le médecin réussit à atteindre ce niveau de confiance avec ses patients, m'explique Dévi, c'est avant tout parce qu'il privilégie leur autonomie, parce qu'il les inclut pleinement dans les décisions de traitement, et parce qu'il respecte leur liberté.

Un exemple très concret que me donne Dévi concerne la liberté pour les patient·es d'aller et venir à leur guise : même si les malades ne sont pas censé·es sortir, le médecin a décidé de garder les portes du service ouvertes et de tolérer les escapades en ville de ses patient·es. Car le respect de leur liberté et de leur autonomie est un élément crucial pour leur adhésion au traitement. Et l'adhésion au traitement, c'est ce qui fait toute la différence dans son efficacité.

Mon psychiatre, c'est un type vraiment fort, avec une vision très carrée, très réaliste. Quand tu pars dans un délire il va te dire "non, ça c'est des conneries", il est très cru mais il a un énorme respect pour ses patients. Ce sont SES patients, et il les aime.

Il me raconte également comment s'est instaurée cette relation de confiance dans son propre cas. Son premier traitement avait été très efficace et avait permis de le stabiliser. Mais au bout de plusieurs mois, Dévi n'en pouvait plus d'être confronté si brutalement à la réalité, à une introspection empoisonnante, et il a commencé à partir dans le délire inverse : celui de la paranoïa et de l'intime conviction qu'il n'arriverait jamais à rien. Il ne parvenait pas à travailler, se tapait la tête contre les murs dans des élans désespérés pour sortir de cet état complètement vaseux. Il a donc demandé à son psychiatre de modifier le traitement. Et le médecin a dit oui. Pour Dévi, ça a tout changé : il a eu la liberté de faire des erreurs. La liberté de choisir, d'essayer, d'expérimenter.

J'avais besoin qu'on me laisse chuter assez profondément pour pouvoir accepter et me rendre compte de ma maladie. Si on m'avait immédiatement privé de cette liberté de choisir mon traitement, j'aurais été dans le déni complet. J'avais besoin de faire mes propres expériences pour accepter le traitement.

Il a fait une dizaine de rechutes, et en tout il est resté en HP (hôpital psychiatrique) pendant l'équivalent d'une année. Pourtant, ça a fait toute la différence : Dévi sait désormais que les conseils de son psychiatre sont bons et surtout, qu'ils seront toujours en accord avec ses propres choix de vie. Son nouveau traitement lui a permis d'être plus stable, cette fois dans ses émotions, de regarder vers l'avenir plutôt que vers l'intérieur. Son traitement constitue aujourd'hui un équilibre entre une suppression (moindre) des symptômes, et un apaisement. Il arrive mieux à dormir, à se concentrer, à se relaxer.

Avoir participé au choix de mon traitement m'a donné un sentiment de contrôle général dans ma vie, c'était très important pour moi. Peut-être que ça peut marcher pour d'autres, de simplement accepter le traitement proposé, mais j'ai toujours été très libre, ça fait partie de ma psychologie, de mon histoire. Je suis musicien. Et si je ne suis pas libre dans ma vie, je n'arriverai pas à faire de la musique, et je n'arriverai pas à avancer.

Dévi est réaliste (et c'est une force pour lui, comme il me le dit plus tard) : le traitement qu'il prend a aussi ses limites... mais grâce à cette relation de confiance et d'honnêteté, il n'hésite pas à en discuter avec son psychiatre ; c'est donnant-donnant. Puisque le médecin a autorisé ce choix personnel de traitement, Dévi "se doit d'être carré envers lui".

C'est la seule personne que j'autoriserais à me mettre en HP, comme ça d'office, demain, s'il le souhaitait. Parce que je lui fais confiance.

La différence : une vulnérabilité et une force

En parlant de choix de vie, je m'intéresse à ce qu'il a pu vivre, plus jeune, pour ressentir un tel besoin de stabilité -- la schizophrénie ne résumant clairement pas toute son existence, puisque son premier épisode délirant s'est produit lorsqu'il avait 23 ans.

Dévi me raconte des choses difficiles, qui marqueraient un enfant à vie quel qu'il soit, et qui ont clairement contribué à une santé mentale plus vulnérable. Vers 15-16 ans, il arrête l'école à force d'humiliations, d'actes cruels parce qu'il était "différent, avec une sensibilité particulière". En ressort un sentiment persistant d'être différent. Dévi se décrit lui-même comme un enfant rêveur, presque simplet, "trop gentil" et inadapté, cassé par les normes ultra-rigides imposées par l'école, mal dans sa peau, mais avec une vie intérieure riche et une passion pour la musique qui lui permettaient de s'échapper. Il me répète plusieurs fois qu'il ne "rentrait pas dans les codes" et explique qu'au bout d'un moment il "n'a juste plus pu [le supporter]".

Faire les choses dans les normes telles que les dictait l'école, ça me cassait. Donc je les faisais à ma façon.

Il évoque des notes moyennes mais me précise qu'il n'avait pas réellement de problèmes scolaires -- c'était tout le reste qui le détruisait à petit feu. Il mentionne des formations pro qui n'ont pas marché, mais également son premier job à 17 ans : manutentionnaire chez Leclerc. L'important, pour lui, c'était d'être enfin libre, indépendant, et de décrocher un job alimentaire pour pouvoir consacrer sa vie à ses passions : la musique, mais aussi les jeux vidéos.

À ce stade de sa vie, Dévi excelle effectivement dans ce qu'il entreprend, parce qu'il s'y adonne à fond. Il m'explique que c'était sa manière de contrebalancer sa douleur, de trouver quelque chose d'aussi fort qu'elle, et d'équilibrer ses échecs avec des réussites exceptionnelles. Aujourd'hui Dévi est bon sur plusieurs terrains et peut enfin affronter plusieurs défis à la fois (la musique, les femmes, la socialisation...) mais cela l'empêche nécessairement d'exceller dans un domaine particulier ; et malgré la frustration que cela engendre, il se sent plus mesuré et apprécie clairement ce nouvel équilibre.

J'essaye d'être comme un graphique plus régulier, moins en dents de scie. Et aujourd'hui, la ligne du graphique elle est globalement plus haute : je maîtrise mieux les choses. Au moins je ne suis plus un "loser" total dans certains domaines, ce qui me faisait beaucoup souffrir, même si je ne suis plus un "winner" dans les autres.

La thérapie familiale, une pierre venue soutenir l'édifice

Dévi me raconte qu'une thérapie familiale dirigée par son psychiatre et sa psychologue a été cruciale dans son parcours de rétablissement. Mais, aussi curieux que cela puisse paraître, ce n'est pas vraiment de pouvoir discuter de sa maladie avec ses parents qui a été important... C'est plutôt d'avoir pu ouvrir le dialogue et exprimer ce qui était resté si longtemps enfoui.

Lors d'une des séances de thérapie, j'ai enfin senti le moment : j'avais attendu longtemps ce moment, mais ce n'était jamais le bon, je n'avais pas en moi ce qu'il fallait pour le sortir, et [mon père] n'était pas prêt à l'entendre... Ma psychologue l'a senti aussi, elle a orienté la discussion de manière subtile, et j'ai pu le dire. À la fin, j'ai pu accrocher le regard de mon père, échanger un regard avec lui, et je lui ai souri. C'était incroyable. J'ai eu une attitude paternelle avec mon propre père. Il a vraiment reçu ce que j'avais à lui dire, je l'ai vu la larme à l'oeil, et ça normalement ça n'arrive que dans les films ! Mais là je l'ai senti, et c'était juste.

Il m'explique que son père a toujours été absent, non pas physiquement (même si ses parents ont divorcé lorsque Dévi avait 3 ans) mais dans son rôle de père. Musicien, il a sacrifié tout le reste pour s'adonner à sa passion.

Je n'ai pas appris de mon père mais de son absence.

Dévi en a pâti bien sûr, mais ce qu'il reproche à son père, c'est surtout d'avoir reproduit le modèle avec ses trois soeurs.

Je la recherche toujours aujourd'hui, ma figure paternelle. J'ai galéré avec les femmes, j'ai galéré avec moi-même, parce que je n'avais personne pour me montrer comment être un homme. Aujourd'hui j'accepte ce qu'il me donne mais je reste à l'affût, surtout que j'ai un rôle de grand frère par rapport à ma petite soeur de 20 ans. Je me dis : OK, moi il m'a donné ce qu'il m'a donné, maintenant c'est du passé, mais avec ma soeur il ne peut pas y couper.

Au final, la gestion de sa maladie est devenue plus facile parce que Dévi pouvait enfin bénéficier d'une meilleure relation, plus sincère, avec sa famille. Cela lui faisait manifestement un poids énorme en moins, et une opportunité -- qu'il a saisie -- de se concentrer sur sa propre vie et sa guérison.

 

L'amour : c'est compliqué

On finit par aborder vraiment le sujet des relations amoureuses -- il est ressorti çà et là pendant notre conversation, et je sens que Dévi a envie d'en parler. Moi aussi ça m'intéresse ! Dévi me parle donc "des femmes", et dans sa bouche l'expression est immensément respectueuse, presque de vénération. Les femmes sont un autre monde, un autre peuple auquel il a du mal à s'intégrer et pourtant ce n'est pas faute d'essayer.

Il me raconte qu'avec toutes les relations qu'il a eues, le même scénario s'est répété : ils communiquent d'abord par écrit (sur MSN, ô nostalgie), en rédigeant des messages marqués par l'émotion, la sincérité, et la profondeur, il a l'impression de partager une relation exceptionnelle car basée sur l'honnêteté et la connaissance intime de l'autre, les sentiments sont forts, ils décident de se voir...

Et là, les choses se passent bien. Vraiment bien. Dévi me précise qu'à ce moment-là, ils en arrivent souvent à une certaine intimité physique, la journée semble bien se passer... Mais à l'oral, Dévi ne réussit pas à être la même personne qu'à l'écrit, et le stress de se savoir moins à l'aise en face-à-face couplé au désir intense de "réussir" la rencontre le désavantage.

Si bien qu'une fois rentrés chacun de leur côté, la femme le "ghoste", cesse de lui donner des nouvelles ou lui écrit que cela ne marchera pas entre eux, et en l'espace d'une journée la relation qui dure depuis des semaines s'envole en fumée. Sans que Dévi parvienne à comprendre ce qui, réellement, se passe mal. Et bien sûr, je l'entends dans sa voix encore plus que dans les mots qu'il choisit, Dévi en souffre énormément. Pendant longtemps. À chaque fois.

Mais aujourd'hui, il semble être parvenu à prendre du recul et à mieux analyser ce scénario défectueux : il estime être trop et trop vite dans l'émotion, il se projette trop fort dans la relation, guidé par sa peur de l'abandon. D'ailleurs, le scénario s'est maintenant inversé : Dévi est plus à l'aise à l'oral et moins bon à l'écrit... mais la dichotomie et le déséquilibre restent là.

Je demande trop, tout de suite, pour ne pas risquer de m'attacher pour rien.

Il espère pouvoir un jour être avec une femme qu'il aimera, qui l'aimera, et à qui il pourra "tout donner". Parce que Dévi, schizophrénie ou pas, sait qu'il a beaucoup à offrir. Il sait aussi qu'il mérite de recevoir tout autant, et je suis incroyablement heureuse de l'entendre le dire : pour une personne atteinte de troubles psychiques, c'est souvent loin d'être une évidence. Il aspire simplement à une relation forte, entière, riche, des deux côtés. Et surtout, comme un principe qui guide sa vie entière, l'authenticité.

Récemment, il a résolu de prendre les choses à l'envers : sa dernière relation a duré un mois, mais cette fois ce n'était pas lui le plus attaché des deux. Il voulait tenter une relation moins puissante, plus mesurée et plus saine, qui lui permette d'être juste avec sa copine tout en acquérant de l'expérience en termes de relations amoureuses, qui lui offre une soupape pour l'intensité de ses émotions avant d'entamer une relation plus forte et plus intime. Il cherchait une femme qui puisse tout lui donner, et qui soit prête à recevoir tout ce qu'il avait à offrir ; au contraire des autres femmes qui semblaient effrayées par l'intensité de sa personnalité. Après une séparation à l'amiable, il est effectivement plus confiant et retrouve de l'espoir. Il sait qu'il trouvera la justesse à force de persévérance.

L'échec nous mène au succès, au final.

Rétablissement : les ingrédients

 

Vouloir le réel

Alors comment on s'en sort, de la schizophrénie et de ses symptômes enfermants ? Outre le traitement, qui marchera nettement mieux si la personne est pleinement motivée et investie, Dévi m'explique qu'il faut "vouloir être dans la réalité" : c'est-à-dire être convaincu·e que le monde réel a plus à offrir que les illusions délirantes, et donc vouloir y être pleinement présent·e.

Pour moi, en caricaturant, il y a deux grandes catégories de personnes : celles qui recherchent la réalité et à être "vraies" dans leur vie, et celles qui évitent plutôt la réalité. Pour moi, vouloir être dans la réalité, c'est le muscle qui te permet de guérir. Pour un marathon, il faut travailler son endurance... C'est pareil pour la schizophrénie : il faut travailler sa volonté à vivre dans le vrai monde. Parce que cette maladie, au final c'est le déni, le délire ; c'est ça qui est le plus caractéristique des schizophrénies.

La schizophrénie, Dévi a appris à la tenir à distance en essayant de rester égal et régulier, en se méfiant de ses émotions et en privilégiant "le cérébral". Cela ne veut pas dire qu'il aspire à ne rien ressentir et à devenir une machine douée seulement de raison... Pas du tout. Il a simplement envie de ressentir des émotions vraies, qui naissent en réaction à la réalité, plutôt que des émotions extrêmement intenses et envahissantes qui l'enferment dans un délire.

Il faut un parcours assez particulier pour pouvoir se dire "voilà, je veux être dans la réalité". Ce n'est pas une force morale, ce n'est pas lié à ta force de caractère ; c'est une chance, c'est si tu as eu les bonnes cartes en main.

Bien s'entourer

L'aspect positivité est tout aussi crucial. Dévi m'explique que son propre succès dans la vie tient au fait qu'il a su s'entourer de "gens qui réussissent" ; et pour lui cette réussite tient essentiellement au fait de s'assumer, de vivre sa propre authenticité et de s'attacher à vivre ses rêves. Au quotidien, il discute pendant des heures avec ces mêmes personnes de tout ce qui le préoccupe, et cela l'aide à évacuer.

Moi ce qui m'a vraiment aidé, c'est de m'entourer de gens qui pouvaient m'aider à canaliser ce flot de pensées. Je pense énormément, depuis que je suis gamin, et j'ai besoin de sortir des mots pour libérer mon esprit. Le psy, on le voit une fois par semaine, on a du mal à tout dire, à savoir quoi privilégier. Ma plus grande réussite, c'est vraiment ça : d'avoir réussi à m'entourer de gens vrais et authentiques avec qui échanger. On a besoin des autres pour se connaître soi-même, et il faut pouvoir tout leur dire.

Se connaître et s'accepter

Il sait désormais déterminer quelles émotions (ou quelle intensité d'émotions) constituent un symptôme de sa schizophrénie et les prend comme un avertissement : "mon cerveau m'envoie des likes", m'explique-t-il, "mais je fais gaffe parce que l'émotion est dangereuse... le cérébral au contraire est fiable". Concrètement, il sait que lorsqu'il vit un délire, son cerveau lui envoie des shots de dopamine. Si bien qu'aujourd'hui, quand il éprouve une joie très intense et manifestement disproportionnée par rapport à la situation, il appelle son psychiatre ou sa psychologue.

Et surtout, il sait auxquels de ses sens il peut se fier : la vue, l'ouïe, le toucher sont fiables. L'odorat aussi la plupart du temps, puisqu'il n'a aucune de ces hallucinations. Sa représentation de lui-même dans les yeux des autres, par contre, et l'idée qu'il se fait de lui-même quand il marche dans la rue et qu'il se sent trop (c'est-à-dire phénoménalement) bien, sont fausses.

J'ai un mécanisme de checks automatiques maintenant, pour vérifier que mes émotions sont légitimes. J'ai besoin de me sentir fort, de me sentir bien, donc mon cerveau m'entraîne dans des délires qui me font me sentir puissant. Mais maintenant je repère quand ça arrive, ma logique cérébrale de réalisme me reprend par rapport à ma logique émotionnelle. C'est comme quand tu vois un arbre bleu et rouge : tu sais que tes sens te trompent, parce que ta logique te dit que l'arbre est vert et marron.

Cela peut paraître un peu triste pour quiconque n'a pas rencontré Dévi... la joie, un signe de maladie ? La joie, une émotion interdite ? Oui mais non : Dévi me précise que la joie est comme un précurseur, un véritable signe d'avertissement et non pas un problème en soi. Il sait juste qu'une joie intense signifie qu'il peut se laisser emporter s'il ne fait pas attention, et revivre les délires qui étaient les siens : d'être l'Élu, d'avoir des pouvoirs surnaturels... Des délires plutôt agréables, en fait. Et c'est là le piège.

Je demande à Dévi, puisqu'il existe en réalité beaucoup de schizophrénies différentes, quel est son diagnostic exact. Il n'a pas de réponse à me donner sur ce point (son psychiatre a seulement parlé de schizophrénie en général), mais il m'explique que c'est lié à de l'anxiété : quand le stress est trop important, il a tendance à s'extraire de la réalité et à s'inventer en quelque sorte une histoire ; c'est son inconscient qui déclenche ce délire, pour le protéger. Et de fait, on dit parfois que la schizophrénie est une maladie du stress : une réponse inadaptée du corps et du psychisme face à une ou plusieurs situations de stress intense.

 

Profiter d'un suivi

Aujourd'hui, Dévi a organisé sa propre stabilité. Il voit son psychiatre une fois par mois pour son traitement (une dose chaque soir qui l'aide aussi à dormir et qui le "reboote", qui le réinitialise, en quelque sorte, pour ne pas ressasser), et sa psychologue uniquement s'il en ressent le besoin. Il ne vit plus de délires non plus, ou en tout cas sait gérer sa seule forme d'hallucination, une odeur nauséabonde particulière. Lorsqu'elle apparaît, il l'ignore, tout simplement.

Voir un·e psy, ça me donne le vertige, il y a trop de trucs alors qu'on ne voit son psy qu'une fois par semaine [en général]. Donc consciemment ou inconsciemment, je sors le gros avec mes proches. Ensuite j'approfondis certaines choses avec ma psychologue, tout ce que je ne peux pas trouver auprès de ma famille et de mes ami·es, pour faire un peu plus le point et me recadrer.

Si Dévi va mieux -- va bien -- aujourd'hui, c'est aussi parce qu'il a su reconnaître sa vulnérabilité : il est retourné à l'hôpital psychiatrique de sa propre volonté, cette fois non pas en relation avec ses troubles schizophrènes, mais parce qu'il a fait un (deuxième) burn-out (le premier ayant conduit à son départ pour l'Australie). Et il n'a pas envie que ça recommence, alors il entretient patiemment son équilibre de vie, constitué de choses simples : son jardin, son job, son chien, ses ami·es et colocs, quelques jeux vidéos. Il a de cette façon une sorte de plan de secours en place avec ses colocs : si Dévi sent qu'il en a besoin et que la situation devient difficile, ses colocs savent comment réagir. D'ailleurs, dans sa trousse de secours rouge, une seule chose : du Valium, pour l'apaiser.

 

Garder espoir

Une fois stabilisé, il faut "être réaliste, mais se nourrir d'espoir et de positivité". Autrement dit, ne pas avoir peur d'affronter ses démons, reconnaître avec honnêteté et optimisme ses difficultés, et avoir confiance en soi malgré tout, parce que schizophrénie est loin d'être synonyme d'échec. Ce que je retiens des mots de Dévi, c'est qu'il faut persévérer dans l'espoir, parce que la maladie se fatiguera plus vite que vous à ce concours d'obstination.

Je n'ai pas encore, aujourd'hui, un parcours assez construit pour me dire que je peux me passer de mon psychiatre. Je me dis qu'il me faudra des années encore avant d'atteindre vraiment l'autonomie, m'émanciper de la psychiatrie, même si je commence à en parler, justement.

Dévi s'autorise à imaginer un futur sans médicaments, sans suivi psychiatrique. Il le prépare, tout doucement, tout en restant conscient que ce futur ne prendra peut-être jamais forme. Mais au final, ce n'est pas grave.

Je pense être quelqu'un de réaliste. La première étape sera sans doute de gérer mon traitement moi-même. C'est l'une de mes grandes forces : je suis conscient -- de moi-même, de ma situation, ou quand j'ai un signe alarmant. Par la suite, je ferai sûrement un plan qui consisterait à arrêter progressivement le traitement, mais sur des mois, sur des années, et à la fin, laisser tomber complètement la psychiatrie ; faire autre chose, voyager. Mais je ne vois pas ça avant des années, et je ne sais pas si mon psychiatre envisage [d'arrêter complètement mes médicaments]. Pourtant ça reste du côté de l'espoir.

Il a appris à regarder son passé avec fierté, parce qu'il voit le chemin parcouru alors que son diagnostic est l'un des plus redoutés en psychiatrie. Ça ne l'a pas arrêté pour autant.

J'ai un beau parcours de rétablissement, franchement : j'ai passé mon bac il y a 2 ans, avant j'étais incapable de me concentrer, de parler à des femmes, je me sentais mal, je ne ressentais rien... J'ai trouvé du travail, je me suis exprimé à une conférence lors de la Journée de la schizophrénie, je sors avec des femmes, j'ai construit une colocation... J'ai tellement progressé, donc oui, l'idée qu'un jour j'arrête le traitement, elle a du crédit, et je crois que c'est une idée qu'on doit nourrir d'espoir, parce que c'est entièrement possible. Ça me paraît légitime, tout comme c'est légitime de dire que non, peut-être jamais.

De patient à professeur

Dévi est désormais passé de l'autre côté de la maladie : je me dis que franchement la schizophrénie n'a qu'à bien se tenir, parce qu'aujourd'hui non seulement il va bien, mais c'est lui qui aide les autres à mieux appréhender les troubles psychiques ! Concrètement, ça veut dire qu'il participe en tant que patient-expert à des ateliers d'ETP (Éducation Thérapeutique en Psychiatrie, ou Éducation Thérapeutique des Patient-es), co-organisés avec son psychiatre et sa psychologue. D'ailleurs, la veille seulement de notre interview, il suivait une formation sur la manière d'être rémunéré pour ses interventions. Il me raconte avec enthousiasme comment se passent ces ateliers.

Mon psychiatre et ma psychologue sont là pour cadrer, moi je suis là pour parler de mon expérience, et dédiaboliser. Les ateliers portent sur la maladie psychique en général, mais on parle pas mal de schizophrénie parce que c'est le mot qui fait peur ; pour la majorité des gens, c'est vraiment LA représentation de la maladie psychique. On commence avec un brainstorming, où les gens associent des mots à la schizophrénie (souvent "couteau, violence"...). C'était ma première formation, mais à la fin les gens ont été unanimes en disant que cela avait totalement changé leur regard sur la schizophrénie. Et ça, j'en suis fier.

Dans ce cas particulier, ce ne sont pas les patient·es ni même leur entourage qui viennent s'informer : ce sont des travailleurs et travailleuses (parfois un peu le gratin en fait, me dit en riant Dévi) susceptibles d'avoir affaire à des personnes en crise ou en difficulté psychique, mais qui ne connaissent pas les maladies psy. Parmi la dizaine voire quinzaine de participant·es, certain·es travaillent en mairie, en commissariat de police, sont secrétaires médicales... Ce sont souvent des managers ou équipier·es qui ont un certain poids social et qui seront à même de transmettre ces informations à leurs collègues. Les micro-formations pour managers sur des sujets divers sont fréquentes, et il me semble tout à fait normal, bien qu'encore peu commun, d'en consacrer au moins une à la maladie mentale.

Dévi m'explique qu'une session se découpe en cinq séances réparties sur une année, et que pour chaque séance d'une journée, il travaille à son organisation avec ses psys pendant une "pré-journée". Autant dire que cet engagement est assez conséquent -- mais ce n'est pas pour rien que son psychiatre et sa psychologue le lui ont proposé, à lui en particulier.

 

Artiste et schizophrénie : non, ça n'a rien à voir

C'est une affirmation qui revient très souvent dans le discours de Dévi : il tient à démystifier sa maladie et sa propre personne, à me rappeler qu'il n'est pas exceptionnel, qu'il n'est même pas excellent dans ce qu'il entreprend (par opposition à la période où sa schizophrénie dominait, et où il se jetait corps et âme dans ses passions jusqu'à réellement exceller) mais simplement bon. S'il tient à démystifier, c'est qu'il s'inquiète que ça gêne autour de lui et que ça mène à une fausse représentation idéalisée de sa personne.

Par exemple, il y a eu une époque où Dévi excellait à certains jeux vidéos (Tera, DC Universe Online, Guild Wars 2) : il avait même une chaîne de gaming sur YouTube avec 200 000 vues sur l'une de ses vidéos. Il jouait en réalité pour l'immersion que cela proposait, sans limite, parce qu'à ce moment-là c'était ça, sa seule réalité. Depuis, il n'est plus excellent à ces jeux vidéos mais il y joue pour le simple plaisir du passe-temps, parce que selon ses propres mots, "aujourd'hui je cherche à être pleinement dans le réel [et donc à passer plus de temps dans le vrai monde]". Aujourd'hui, Dévi sait que sa maladie le pousse à se perdre dans l'idéalisation de ses modèles... et c'est pourquoi il veut surtout éviter de devenir lui-même le modèle idéalisé de quelqu'un d'autre.

Je ne veux pas être le patient exceptionnel qui a réussi. Je veux être la personne qui moi m'a manqué à l'hôpital.

Vers la fin de notre interview, je découvre une dernière face inattendue et sacrément cool de Dévi : c'est un artiste. Eh oui, il rappe depuis désormais trois ans, notamment à propos de son expérience de la schizophrénie mais pas seulement, et moi qui ne suis pas tellement fan de ce style de musique, je suis bluffée lorsqu'il me fait écouter un morceau. Promis, ce sera l'objet d'un autre article (dans la catégorie Artistes) ; parce qu'ici ce n'est plus une personne malade, encore moins un artiste génial parce que mentalement torturé : c'est juste Dévi, un sacrément bon rappeur. Il a d'ailleurs joué en tant que batteur dans plusieurs groupes, dont l'un marchait bien à l'époque. Mais là le même scénario s'est reproduit : dès que les normes se posaient, cela le cassait et il finissait par les fuir : un rebelle... mais un rebelle forcé plutôt que par vocation.

J'ai toujours appris, dans la douleur et dans l'exclusion, à faire les choses à ma manière.

Quand je lui pose la question, il me répond que oui, le rap est thérapeutique pour lui, en ce qu'il lui permet de nourrir sa créativité et de rester dans l'authenticité -- toutes choses qui l'éloignent de ses délires et lui tiennent à coeur.

Son prénom, qui désigne notamment la déesse indienne de la musique, aura été un choix particulièrement perspicace de la part de ses parents bouddhistes... L'amour de la musique, c'est la chose la plus importante que son père lui ait transmise -- et comme pour le reste, Dévi a su faire feu de tout bois. C'est une qualité rare que celle d'être capable de prendre le bon là où le mauvais a dominé, mais ça résume assez bien, je crois, sa philosophie de vie. Le dernier morceau disponible sur sa chaîne SoundCloud, Noir + Noir = Blanc, il l'a écrit lors de son récent séjour en HP ; c'est aussi le premier qu'il a enregistré avec son père.

 

Pour aller plus loin

  • Vous pouvez soutenir l'association Schizo'Jeun's, qui a lancé une collecte de dons pour financer des séances d'équithérapie
  • Ici Le jour où ma soeur est devenue schizophrène, un très beau comic strip [courte BD] racontant la schizophrénie vue par une soeur (l'auteure elle-même)
  • un très bon article du webzine Shake Your Mind, clair, concret et bienveillant, sur la manière de gérer les hallucinations au quotidien
  • Ici un excellent article traitant de la façon dont les maladies mentales peuvent avoir un sens, et une utilité, en termes d'évolution génétique (en anglais)
  • Ici une excellente émission expliquant tout ce qu'il y a à savoir sur la schizophrénie
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