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Procès France Télécom : quand la société est responsable du mal-être psychologique

Illustration: Tony H.

Sommaire

Mais alors, que s'est-il passé (en bref) ?Pourquoi on ne parle que de Didier Lombard ?En quoi ce procès donne-t-il de l'espoir pour la santé mentale au travail ?

Mise à jour du 10 janvier 2019 : La justice a condamné le 20 décembre les trois principaux accusés, dont Didier Lombard (ex-PDG de France Télécom), à 1 an de prison dont 8 mois avec sursis et 15 000€ d'amende chacun (la peine maximale). Le motif retenu contre eux est le "harcèlement moral institutionnel, systémique" ; mais la vraie victoire se trouve dans la condamnation également de l'entreprise France Télécom elle-même, pour le même motif, à 75 000€ d'amende (la peine maximale) : la reconnaissance du harcèlement moral en tant que stratégie d'entreprise, et non pas dû à une ou plusieurs personnes agissant de façon isolée, est cruciale. Peu importe donc que Didier Lombard fasse appel de cette décision : c'est une faute grave et condamnable qui entre dans l'histoire de la justice française. Il faut noter également que les autres personnes mises en accusation ont été jugées complices de harcèlement moral, et que presque toutes les demandes de réparation pour les victimes et pour leurs familles, ont été acceptées. Plus de détails dans cet article du Monde.

Fin de la mise à jour

 

Vous vous souvenez sans doute de la vague de suicides survenue dans l'entreprise France Télécom (Orange depuis 2013) entre 2007 et 2010. Toute la presse en parlait et la société française, choquée, était en deuil quasi-constant.

 

Lundi 06 mai s'est donc ouvert le "procès France Télécom" : il durera 2 mois et vise à faire la lumière sur ces années noires, sachant qu'au banc des accusés du Tribunal correctionnel de Paris, pour harcèlement moral ou complicité de harcèlement moral, se trouvent 7 personnes : l'ex-PDG (Président-Directeur Général) de France Télécom, Didier Lombard, ainsi que 6 membres de la direction de l'entreprise à l'époque. Surtout, pour la première fois la personne morale constituée par l'entreprise France Télécom est elle aussi jugée pour harcèlement moral (ce qui n'était encore jamais arrivé à une entreprise du CAC 40).

 

On espère évidemment qu'à la fin, si coupables il y a, ces personnes seront effectivement condamnées... Mais ce procès n'a pas vocation à être uniquement punitif, ni même préventif pour empêcher des malfaiteurs de récidiver : il permettra surtout aux 39 personnes (19 suicides, 12 tentatives de suicide et 8 dépressions ou arrêts de travail) reconnues victimes dans ce procès ainsi qu'à leurs proches, et même à la société de façon plus large, de voir enfin leur souffrance reconnue.

C'est le but premier et ultime de la justice que de qualifier les faits comme les protagonistes : son rôle est de permettre aux victimes de commencer à guérir, et de donner à la société des repères pour travailler activement à sa propre amélioration.

 

Mais alors, que s'est-il passé (en bref) ?

Le parquet de Paris, chargé de l'instruction judiciaire de l'affaire, a reconnu que sur la seule période 2008-2009, 19 salarié·es au moins se sont donné la mort (les syndicats en décomptent 35). Comme toujours, il faut encore en compter beaucoup plus qui ont fait une tentative de suicide, ont souffert de graves épisodes dépressifs, ont dû être arrêté·es par leur médecin pendant de longs mois, ou ont énormément souffert de toutes les manières possibles.

 

Tout a commencé par un fait assez simple : en 2004, l'État français s'est désengagé de l'entreprise jusqu'à en être actionnaire à moins de 50%, d'où un besoin soudain pour France Télécom de faire des économies pour rester concurrentielle et juguler sa dette. Sauf que, selon les termes de l'enquête des juges d'instruction du dossier, "il était impossible de procéder à des licenciements pour motif économique des fonctionnaires".

Ce changement de situation était indéniablement un défi pour l'entreprise, et ça n'est pas contesté par qui que ce soit... Ce qu'on reproche à France Télécom et à ses dirigeant·es, c'est bien la manière qui a été choisie d'aborder ce défi, à savoir, pousser des employé·es à démissionner -- par tous les moyens.

 

Pourquoi on ne parle que de Didier Lombard ?

Didier Lombard, arrivé à la tête de l'entreprise en 2005 juste après la privatisation partielle de celle-ci, y est resté pendant 5 années. Il a été forcé de démissionner en 2011, justement suite à cette vague de suicides, et c'est aujourd'hui la figure de proue des accusé·es dans cette affaire.

 

La presse ne lui fait d'ailleurs pas de cadeau : "Didier Lombard chez France Télécom, un réorganisateur impitoyable"... "L'ex-PDG Didier Lombard, toujours sans regrets au procès France Télécom"... "Procès France Télécom : la morgue glaçante de Didier Lombard"... Et on comprend aisément pourquoi, quand ses réactions médiatiques ont de tous temps montré un mépris certain pour les employé·es en souffrance (sinon pour les employé·es de manière générale, étant donné ses choix stratégiques à la tête de l'entreprise).

Ainsi en 2006, lors d'une réunion de cadres à Paris portant justement sur cette stratégie de restructuration de France Télécom, Didier Lombard déclare qu' "il faut qu'on sorte de la position mère poule" (il faisait sans doute référence au fait qu'à l'époque, il était très commun pour un·e salarié·e d'effectuer toute sa carrière au sein d'une même entreprise).

On pense aussi, évidemment, à son but final affiché de 22 000 suppressions de postes et de 14 000 mutations de salarié·es (sur 110 000) en 3 ans... mais avec 0 licenciement, d'où la phrase qui le plombe aujourd'hui à son procès : "en 2007, je ferai [ces suppressions de postes] d'une façon ou d'une autre, par la fenêtre ou par la porte". Et, volontaire ou non, le côté prémonitoire de ces mots glace le sang.

 

Didier Lombard justifie l'atmosphère et les décisions managériales qui ont conduit au suicide de ces salarié·es de l'entreprise par le "péril" face auquel France Télécom se trouvait : "son surendettement, l'agressivité de la concurrence et des évolutions technologiques extrêmement rapides".

Le dossier judiciaire d'accusation, lui, traduit cela autrement et reproche aux accusé·es "une politique d'entreprise visant à déstabiliser les salariés et agents et à créer un climat professionnel anxiogène [...] ayant eu pour objet et pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte aux droits et à la dignité [des salariés]". Concrètement, ces décisions managériales consistaient en des "incitations répétées au départ", [mutations] forcées, [missions] dévalorisantes, manœuvres d'intimidation"... Sympathique.

Théoriquement, cela constitue un délit puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende, mais les parties civiles espèrent en réalité surtout qu'une indemnisation importante sera allouée aux victimes -- notamment au vu de la retraite en or, d'autant plus scandaleuse s'il est jugé coupable, que Didier Lombard récupère pour le temps passé à France Télécom.

 

En quoi ce procès donne-t-il de l'espoir pour la santé mentale au travail ?

D'abord, évidemment, le fait que les dirigeant·es d'une entreprise du CAC 40 (et aussi emblématique de la France !) soient mené·es devant la justice pour la souffrance mentale causée à leurs employé·es, c'est déjà une victoire en soi. Cela veut dire que la santé mentale est vraiment reconnue comme essentielle et vitale au même titre que la santé physiologique. Cela veut dire que la santé mentale au travail ne peut plus être mise de côté, même en cas de faillite de l'entreprise, même s'il y a une nécessité drastique de changement de cap, même si... eh bien, même si rien du tout. On ne peut pas utiliser des êtres humains pour travailler et ensuite les bazarder sans la moindre considération pour leur bien-être.

 

Ensuite, l'accusation, et c'est important, prend soin d'inclure toutes les formes possibles de conséquences sur le moral et la santé mentale comme physique des employé·es : "[ces pratiques] ont entraîné ou accentué, chez nombre de salariés, une souffrance dont les manifestations ont pris des formes diverses, la plus dramatique étant le passage à l'acte suicidaire". C'est important, parce qu'on a vite tendance à minimiser ce qui ne se voit pas, ou qui se voit moins, surtout dans une affaire aussi médiatisée. Or des signes avant-coureurs sont souvent présents dans le burn-out, et ils peuvent durer très longtemps avant que la personne ne sombre vraiment dans un état tel qu'elle ne peut physiquement plus aller travailler, ou qu'elle passe à l'acte suicidaire.

 

Puis il y a les phrases de Didier Lombard, justement, qui aujourd'hui pèsent lourd contre lui et c'est une bonne chose.

Lorsque l'ex-PDG explique les gestes suicidaires de ses employé·es de l'époque par la faiblesse d'esprit et le manque de volonté de ceux et celles-ci ("ceux qui n’ont pas supporté la transformation imposée à l’entreprise" laquelle a "pu involontairement contribuer à fragiliser certains d’entre eux au point qu’ils accomplissent un geste irrémédiable"), c'est dans le cadre d'un procès qu'on lui répond que non, la dépression et l'anxiété ne sont pas ce qui arrive aux gens faibles ou moins compétents, et encore moins dans le cadre d'un harcèlement moral.

Lorsque l'ex-PDG explique le nombre élevé de suicides et de tentatives de suicide par un effet de mode amplifié par la couverture médiatique ("Je m'engage à mettre un point d'arrêt à cette mode du suicide qui, évidemment, choque tout le monde", "Les journaux répétaient que l’atmosphère était mauvaise dans notre maison, ça leur a cassé le moral", "la crise médiatique a multiplié les suicides par quatre chez France Télécom!"), c'est dans le cadre d'un procès qu'on lui répond qu'il n'a rien compris au véritable effet Werther.

Lorsque l'ex-PDG exprime un mépris total du mal-être insupportable dans lequel se trouvaient ces employé·es ("Que les transformations n’aient pas été agréables, dont Act [Anticipation et compétences pour la transformation, la partie du plan de restructuration de l'entreprise concernant directement les ressources humaines], je n’y peux rien"), c'est dans le cadre d'un procès qu'on lui rappelle ses responsabilités en échange du salaire qu'il touchait.

 

Enfin et surtout, avec ce procès c'est l'origine multiple des souffrances en santé mentale qui est reconnue, médiatisée et érigée en base pour des transformations profondes de la société. Pour la première fois depuis longtemps, la vision plus ou moins américaine de l'origine des troubles mentaux est poussée de côté pour faire un peu de place à une autre sur le podium : dans beaucoup de cas, la responsabilité ne peut pas être trouvée dans la biologie de la personne touchée, il ne s'agit pas d'un déséquilibre hormonal dans le cerveau ni d'une vulnérabilité physiologique particulière -- mais bien d'une maltraitance institutionnelle, sociétale, systématique.

Dans ces cas-là, et même si elle présente un "terrain" (une vulnérabilité génétique, physiologique, qui offre plus de chances à un trouble mental de se développer si un évènement extérieur le déclenche), la personne ne naît pas avec ce trouble mental ni ne le voit se développer avec sa puberté. Elle est, simplement, victime d'un délit, d'un crime et cela doit être corrigé de façon tout aussi institutionnelle et systématique. C'est la société et son mode de fonctionnement (ici le capitalisme débridé et les profits considérés seuls valables) qui est entièrement responsable de ce mal-être.

 

"Je n’aurais pas été là, cela aurait été pareil. Peut-être même pire." a déclaré Didier Lombard au banc des accusé·es. Le problème, c'est qu'il n'a pas tort. La solution, c'est qu'un procès à grande portée médiatique est en train de crier haut et fort qu'avec quelqu'un d'autre, ça peut et ça a intérêt à être différent.

 

 

Pour aller plus loin

 

  • Par là pour lire le court témoignage d'un ancien salarié de France Télécom ayant fait une tentative de suicide, ainsi que pour acheter son livre témoignage Ils m'ont détruit !, le rouleau compresseur de France Télécom à la Fnac ou sur Amazon

 

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