La pharmacienne qui m'a laissée repartir sans un mot
Ce lundi-là, je me suis rendue tranquillement à la pharmacie parce qu'il n'y avait pas d'urgence. C'était déjà le plus tôt que je puisse faire, de retour de voyage. J'avais désinfecté ma blessure la veille mais elle n'était vraiment pas belle, couleur jaune clair entre les bords rouges, et vu l'outil responsable, je voulais m'assurer qu'elle ne s'infectait pas.
Cette pharmacie n'était pas celle à laquelle je me rendais le plus souvent, mais elle avait l'avantage d'être sur mon chemin et d'avoir déjà enregistré ma carte vitale et ma carte de mutuelle. Lorsque je suis entrée, deux pharmaciennes étaient déjà occupées avec des client·es et je me suis donc postée sur le côté pour attendre. C'est alors qu'une troisième pharmacienne est apparue, enfilant son manteau pour partir. Contre toute attente, elle m'a fait signe de venir à son comptoir ; je n'allais pas refuser, surtout que ma question ne prendrait que quelques secondes.
J'ai donc pris une grande inspiration, pour refouler tout à fait le léger sentiment de honte et l'appréhension bien plus importante qui m'envahissaient. J'ai remonté ma manche et je lui ai désigné mon poignet, choisissant une formulation volontairement neutre : "je me suis coupée ici, et je voulais avoir votre avis : est-ce que c'est en train de s'infecter ?"
La pharmacienne, tout en enfilant l'autre manche de son manteau, s'est penchée sur mon poignet pour l'examiner : "vous avez désinfecté ?" J'ai répondu que oui, mais que je n'avais pu le faire que trois jours plus tard. Sans demander comment je m'étais fait cette blessure ; sans demander quelles circonstances avaient pu m'empêcher de la désinfecter immédiatement ; sans la moindre question supplémentaire, la pharmarcienne m'a laissée repartir avec un "laissez ça à l'air libre, pas besoin de crème ni rien".
Ma blessure ne s'est, en effet, pas infectée. Et je ne me suis pas fait plus de mal, depuis, en tout cas pas physiquement. Je l'ai mentionné à ma psychiatre lors de mon rendez-vous mensuel, et j'ai même pu commencer une psychothérapie, gratuitement, il y a une semaine. Mais la pharmacienne ne me connaissait pas. N'ayant pas demandé de médicament sur ordonnance, je n'ai pas eu besoin de lui donner ma carte vitale ; elle n'avait donc aucun moyen de savoir si j'étais déjà venue dans cette pharmacie, ou si je prenais une prescription quelconque. Elle aurait dû me poser des questions.
Ma blessure était on ne peut plus clairement le résultat d'une auto-mutilation. Elle était tellement typique, tellement facile à identifier : deux ou trois coupures sur mon poignet gauche, rouges, profondes. La plupart des gens sont droitier·es ; la plupart des personnes qui se font du mal sont des femmes, jeunes ; la plupart des auto-mutilations, notamment les premières, prennent la forme de coupures sur les bras.
Je n'avais pas besoin qu'on me suggère de parler de mes problèmes à ma généraliste, elle était parfaitement au courant de mes difficultés et me soutenait très bien. Je n'avais pas besoin qu'on m'oriente vers un·e psychiatre, j'étais déjà suivie depuis quatre ans. Je n'avais pas besoin qu'on m'aide à identifier pourquoi je m'étais fait du mal comme ça : je savais précisément les circonstances de la détresse émotionnelle qui m'avait submergée ce soir-là, je savais exactement à quelle stratégie d'affrontement défaillante j'avais recouru, et j'avais déjà épuisé cette détresse avec l'aide précieuse de mon mari.
Mais c'est de tout ça qu'aurait eu besoin une jeune personne dans une situation différente de la mienne. Elle aurait eu besoin qu'on s'occupe d'elle, qu'on s'assure qu'elle était prise en charge, qu'on lui parle doucement mais fermement de façon confidentielle... Qu'on ne laisse pas passer ça. Qu'on n'ignore pas le mal qu'elle s'était infligé, et qu'on lui pose des questions, aussi inconfortable que cela puisse être pour elle et pour la professionnelle en face d'elle. "Comment vous êtes-vous fait cette blessure ? Quand et avec quoi ? Est-ce que vous vous êtes blessée volontairement ? Est-ce la première fois ? Avez-vous une personne de confiance à qui parler, en avez-vous parlé à quelqu'un ? Votre généraliste est-il/elle au courant ? Qui est-ce ? Êtes-vous suivie par un·e psychiatre, ou par un·e psychologue ? Êtes-vous sous traitement médicamenteux ? Lequel, depuis quand ? A-t-il été modifié récemment ?" Etc.
Les questions à poser peuvent être nombreuses, selon les réponses. Et, évidemment, rien ne prouve que la personne y réponde sincèrement. Mais une personne habituée à se mutiler et décidée à le cacher à tout prix, donc en mentant, ne serait probablement pas venue demander l'avis d'une pharmacienne sur sa blessure. Il s'agissait donc plutôt d'une personne dans ma situation... ou d'une personne venant de se mutiler pour la première fois, et d'autant moins susceptible d'être suivie et aidée.
Le silence tue. Et quand il ne tue pas, il mutile. La pharmacienne aurait dû dire quelque chose, elle aurait dû exprimer une inquiétude en tant que professionnelle, sinon en tant qu'humaine. Je ne lui en veux pas personnellement, mais je lui fais ce reproche car sa réaction -- en l'occurrence son manque de réaction -- a mis en danger une vie, et c'est son professionnalisme qui est par là remis en cause. Le potentiel de l'inaction, en termes de santé mentale, est énorme : c'est le rôle de chacun·e de s'y intéresser, mais c'est encore plus celui des professionnels de la santé, psychiatrie ou pas.
Ne restez pas silencieu·x·se. Ne restez pas seul·e. Parlez, posez des questions. C'est comme ça qu'on avance et qu'on protège les gens qu'on aime.