Insane mag en 2020 et l'état de la société en termes de santé mentale : l'interview de Lucie, fondatrice d'Insane magazine
Une interview réalisée par Noé Michalon. Mille merci à lui !
Lucie, tu es la fondatrice d'Insane. Peux-tu me rappeler pourquoi tu as décidé de créer ce média dédié à la santé mentale ?
Si j'ai eu l'idée de le lancer, c'est parce qu'en arrivant en première année de Master à Sciences Po, j'ai fait une énorme dépression. Si bien que sur cette première année de Master puis celle de césure que j'ai prise ensuite pour respirer (où j'ai notamment fait un stage au webmagazine madmoiZelle.com), j'ai été hospitalisée 3 fois en hôpital psychiatrique.
Mais à chaque fois, lorsque je sortais, je me trouvais démunie et sans ressources : je ne savais pas quoi aller lire sur Internet, je ne savais même pas quoi chercher à part peut-être taper "sortir de la dépression" sur Google... et là évidemment il y a beaucoup de choses qui ressortent mais qui ne sont pas forcément fiables.
Des forums Doctissimo, etc. ?
C'est ça, ou alors des sites qui expliquent cliniquement ce qu'est la dépression. Ce qui est très bien, mais moi lorsque je suis sortie de l'hôpital, je devais jongler entre Sciences Po qui me demandait de rendre des travaux écrits ou en groupe, j'étais en colocation et je ne pouvais donc pas me permettre de ne rien faire au niveau tâches ménagères... La question était, comment je m'en sors ? C'est vraiment ça qui m'a manqué : des choses concrètes, des astuces, des conseils, des choses à savoir qui auraient pu m'aider au quotidien.
C'est aussi parce que le problème en France, c'est qu'aller voir un·e psychiatre ou être pris·e en charge à l'hôpital se passe de la façon suivante : on vous fait consulter un·e psychiatre pour voir si vous avez besoin de médicaments, et puis après éventuellement on vous attribue un·e psychologue pour pouvoir parler. Et cela se limite vraiment à la psychanalyse. Donc vous êtes là, en face de votre psychanalyste, qui vous demande "comment ça va aujourd'hui ?" et qui vous demande ensuite de parler de votre enfance. Ce qui a son intérêt, mais concrètement quand on sort de là, on ne sait toujours pas comment faire pour s'en sortir au quotidien.
Quand j'étais à l'hôpital, j'ai eu la chance d'avoir une Directrice de Master qui était formidable : une petite dame (plus petite que moi !) pleine d'énergie, c'est elle qui a tout géré avec moi pendant que j'étais à l'hôpital et jusqu'à ce que je revienne à Sciences Po.
Parce qu'en fait, ce qui s'est passé de façon très simple, c'est qu'un mercredi comme un autre, j'étais à Sciences Po. J'ai été en cours. Et puis le soir j'ai décidé d'aller aux urgences psychiatriques, parce que j'avais deux semaines à attendre avant mon prochain rendez-vous avec ma psychiatre (je n'en avais eu qu'un seul à ce moment-là), et je ne pouvais pas tenir. J'étais en train de craquer.
Du coup, je me suis retrouvée à l'hôpital, c'était le milieu du semestre universitaire, j'avais des travaux à rendre, j'ai donc écrit à ma Directrice de Master pour lui dire "bonjour, voilà, je suis à l'hôpital psychiatrique, je ne sais pas quand je sors, je ne sais pas si je dois arrêter Sciences Po, bref, je ne sais rien". À partir de ce moment-là, elle m'a vraiment prise en charge : elle m'a demandé de contacter chacun·e de mes professeurs individuellement, par email en la mettant en copie, pour leur demander un délai supplémentaire pour rendre les travaux, ou pour modifier certaines formes d'évaluation, transformer des travaux de groupe que je ne pouvais évidemment pas faire en travaux individuels par exemple. Elle m'a vraiment aidée là-dessus, et je pense que sans elle, j'aurais tout simplement arrêté Sciences Po. Et j'ai eu de la chance de tomber sur elle, parce que dans mon entourage j'avais aussi des gens qui n'allaient pas bien, sans aller jusqu'à l'hôpital mais qui étaient en dépression, et dont les Directeurs et Directrices de Master n'en avaient tout simplement rien à fiche. C'étaient donc des choses très importantes, très concrètes, qui posaient problème.
Ensuite, ma Directrice de Master m'a renvoyée vers le Pôle Handicap de Sciences Po, lequel m'a aidée sur des choses très concrètes qui m'ont permis de continuer ma scolarité. Un exemple tout bête : quand on est en dépression, on a tendance à ne pas du tout avoir d'énergie. Si bien que pour moi, monter les escaliers pour aller en cours pouvait me prendre 10 minutes. C'est tout bête, parce que c'est compliqué voire impossible à expliquer ! On n'a pas de béquilles, on n'est pas en fauteuil roulant, on ne peut pas dire "j'ai un problème physique", et pourtant.
Je me rappelle que les ascenseurs étaient bloqués, réservés aux personnes handicapées.
Exactement. Donc le pôle Handicap m'a donné un badge d'accès aux ascenseurs, pour que je puisse aller en cours, tout simplement !
Si bien que l'idée d'Insane, c'est exactement ça : donner accès à ces informations, à ces astuces. Par exemple, quand on est étudiant·e, où s'adresser. Quand on ne connait pas du tout le système médical, comment faire pour trouver un psy, etc. J'avais moi-même cherché un·e psychiatre ou psychologue, enfin ma colocataire l'avait fait pour moi parce qu'à l'époque j'étais trop épuisée pour le faire moi-même, mais elle a en fait simplement tapé "psy" dans Google. Elle a donc trouvé une liste de ressources, qui indiquait les Maisons des Adolescents, des lieux d'accueil, etc., mais j'ai dû appeler moi-même pour prendre rendez-vous. Et sur les 20 appels que j'ai passés, j'ai été rejetée systématiquement : soit parce que j'étais trop âgée, au-delà de 18 ans, soit parce que j'étais trop jeune, en-dessous de 25 ans, soit parce que je n'habitais pas dans le bon arrondissement...
C'est incroyable, que pour un problème aussi grave, ça se passe concrètement de façon aussi compliquée !
Oui. Et ça s'est passé sans que personne ne me donne d'autre numéro à appeler, ou ne me donne d'autre information. Et c'est comme ça, en fait, que je me suis retrouvée à l'hôpital. Toutes ces infos, elles sont ou seront à terme présentes sur Insane : au point zéro, quand on ne va pas bien, que faire. Est-ce qu'on en parle à son généraliste ou pas, à quoi ressemble le système une fois qu'on rentre dedans, etc. Des choses très concrètes.
Est-ce qu'il y a maintenant des rubriques sur le site qui, en plus d'apporter de l'actualité, des articles, etc., donneront justement une sorte de mode d'emploi, de foire aux questions, des choses comme ça ?
Alors oui, la foire aux questions est une bonne idée, il n'y en a pas encore.
Les rubriques ne sont pas encore apparentes sur le site mais elles vont l'être dans la deuxième version qui arrive en 2020. Parmi ces rubriques, il y aura un côté Actualités (pour y ranger par exemple un article comme celui sur les Gilets Jaunes et la crise des urgences), un côté Présentation des différentes maladies psychiatriques non pas dans leur explication clinique mais dans leur représentation humaine (dans le style de l'interview de Dévi et sa schizophrénie), un côté SOS/Comment faire pour... qui concernera des conseils très concrets pour des situations précises (comme l'article expliquant comment trouver un psychiatre ou des conseils pour les proches)... Il y aura aussi tout un côté témoignages, à la fois de personnes touchées, de leurs proches et de professionnel·les de santé, qui sera a priori dans une rubrique à part, parce qu'il y a des gens qui ne recherchent que ça, et des gens qui recherchent tout sauf ça. On va donc essayer de satisfaire ainsi les deux côtés.
L'idée, c'est qu'il existe déjà tout plein de sites qui expliquent l'approche clinique des troubles mentaux, donc ça ne serait pas très intéressant de reproduire cela. Il s'agit au contraire de présenter la maladie de la personne, de son point de vue et/ou de celui de ses proches, de façon très concrète, pour ensuite amener des solutions et de l'aide. Solutions qui existent déjà, ressources qui sont peut-être même déjà mentionnées ailleurs, mais qui sont éparpillées un peu partout sur Internet et dans des brochures plus ou moins officielles. Ce qu'Insane apporte donc, c'est avant tout de la clarté, de la lisibilité, et de la fiabilité quant à la recommandation de ces ressources. Il faut se rappeler que lorsqu'on ne va pas bien, faire toutes ces recherches pour trouver comment aller mieux, c'est épuisant. Insane le fait donc pour vous.
Surtout, ce qu'Insane accueillera dès que possible, c'est une cartographie aussi exhaustive que possible de ces ressources : les associations, un maximum de thérapeutes (psychiatres, psychologues, sophrologues...), les lieux d'accueil, les lignes d'écoute... qu'on puisse rechercher par rapport à là où on habite, par rapport à ses besoins spécifiques, et par rapport à ses préférences (de genre, de langue parlée, etc.).
Et parmi les médias qui parlent de santé mentale, as-tu as trouvé qu'ils en parlaient parfois de manière inappropriée ? Est-ce que le traitement de l'info en santé mentale jusqu'ici était à la hauteur ?
Non, je trouve qu'il n'est franchement pas très bon. Il y a clairement un vide du côté des informations concrètes, et de l'autre côté le problème des médias généralistes qui en parlent n'importe comment : je ne suis pas la première à m'en plaindre ! Je ne sais pas si tu te souviens de ce terrible incendie dans le 16ème arrondissement...
Oui, je m'en souviens, une histoire de vieille femme psychopathe...
Exactement. C'était une vieille dame avec des antécédents psychiatriques, qui avait mis le feu à une poubelle parce qu'elle s'était disputée avec son voisin. Et le problème, c'est que ses antécédents psychiatriques étaient tout ce qu'on savait d'elle ou en tout cas tout ce qu'on disait d'elle dans les médias. "Elle est folle, elle a mis le feu à une poubelle, elle est dangereuse". Et donc, comment veux-tu qu'après cela on ait une idée de la santé mentale un peu plus nuancée, un peu plus juste ?! C'est ça le problème avec le sujet particulier de la santé mentale, c'est qu'il y a une stigmatisation très forte, qui tue. Qui n'encourage pas les gens à aller consulter. Et qui, dans le cas d'une toute petite minorité de personnes qui sont dangereuses, les stigmatise et ne les encourage pas à aller consulter au début, alors qu'elles auraient pu être soignées et ce genre de drame évité. C'est quand même idiot !
J'ai l'impression en effet que c'est assez récurrent, cette psychiatrisation des faits divers. Donc forcément, le grand public associe les deux.
Exactement. Et surtout, aucune réponse n'est apportée. Parce qu'imaginons quelqu'un qui lit ça, ça lui fait peur, ce qui est compréhensible. Et puis admettons que cette personne aille chercher sur Internet à quoi correspond vraiment la maladie -- là on est déjà sur quelqu'un de très consciencieux qui a vraiment envie de chercher l'info -- et sur quoi elle tombe ? Déjà, cette personne aura le biais de sa lecture précédente sur le fait divers et la dangerosité des personnes malades mentales, mais en plus elle ne va potentiellement trouver que des articles qui décrivent la maladie cliniquement, pas du tout de façon humaine. Si bien qu'elle n'aura pas du tout la vision d'un être humain, qui vit sa vie avec la maladie. Pire encore, et c'est quelque chose qui change avec Insane : si par hasard, cette personne a la chance de tomber sur des témoignages, ceux de personnes directement concernées, ils vont essentiellement expliquer à quel point c'est une vie difficile à vivre et à quel point c'est douloureux (ce qui est parfaitement légitime). Si ce sont des témoignages de proches, ils vont en général expliquer à quel point le quotidien est compliqué, que trouver des soins n'est pas facile, et que leur enfant a mis très longtemps à être correctement diagnostiqué·e. Donc en fait, que du négatif.
Oui, l'impression que je retire d'Insane c'est que c'est une optique plutôt positive, bienveillante.
Tout à fait, c'est de l'espoir, de l'optimisme. Il est possible, avec toutes ces maladies, de vivre heureu·x·se, d'avoir une vie satisfaisante. Évidemment ce n'est pas simple, quand les parents disent que ça met 10 ans d'obtenir un diagnostic, c'est vrai. Mais par exemple, être diagnostiqué schizophrène, ça ne veut pas dire qu'on est destiné à être soit fou ou folle, soit totalement malheureu·x·se, et isolé·e socialement. Ce n'est pas vrai, c'est possible d'aller bien. C'est ce qu'on appelle le rétablissement.
Il s'agit de montrer que ce sont des personnes normales, qu'on peut aller bien. Et ça, ça encourage aussi les gens à chercher du soin et à s'y tenir. Parce que le problème en psychiatrie, avec beaucoup de maladies, c'est aussi qu'au bout d'un moment les patient·e·s arrêtent de prendre leur traitement, ou arrêtent de voir leur psy, notamment parce que c'est toujours vu négativement... Il faut savoir que quand on a une maladie psychiatrique, autour de soi tout le monde attend toujours le moment où on va arrêter les médicaments, sauf que le problème c'est que pour beaucoup de maladies on risque de ne jamais arrêter les médicaments, parce que ce sont des troubles à vie, qui ne se guérissent pas vraiment : ce n'est pas un rhume, ce n'est même pas un cancer. Donc les gens sont encore plus tentés de ne pas prendre leurs médicaments correctement, ou de les arrêter contre avis médical... Ou alors, ils ne vont carrément pas vers le soin : ils se disent que ça ne sert à rien, que de toute façon ils seront malheureux toute leur vie ou alors que plus personne ne les aimera.
Il y a une sorte de fatalité, en somme.
C'est ça. Mais les soins c'est un peu comme des placebos : ça marchera mieux si on pense que ça marche.
Voilà l'idée d'Insane.
D'accord. Et Insane vise donc plutôt les jeunes, notamment les 18-30 ans qui ont du mal à accéder aux services d'aide, comme ça a été le cas pour toi. Comment comptes-tu rendre Insane accessible, justement ?
Insane n'est pas limité aux 18-30 ans, mais c'est son coeur de cible parce que c'est entre 15 et 25 ans que les trois quarts des troubles psychiques se déclenchent (avec la puberté ou la fin de la puberté, qui joue un rôle non négligeable). Mon public est aussi un peu biaisé, parce que mon cercle social aujourd'hui est centré sur les 18-30 ans. Cependant, ce sont des personnes qui sont aussi moins susceptibles de connaître les ressources à leur disposition, tout simplement parce qu'on en découvre au fur et à mesure du temps qui passe, mais aussi parce que c'est une période charnière de la vie : soit on est étudiant·e, soit on commence sa vie sur le marché du travail. On a aussi tendance à plus bouger, donc à quitter son cercle social bien établi et ses repères... Tout ça rend les choses plus difficiles, le stress plus important, et les troubles psychiques plus susceptibles d'apparaître.
Concrètement, ce qui rend Insane accessible à ce public (et à d'autres), c'est notamment la présence sur les réseaux sociaux (Facebook, Twitter, LinkedIn, Instagram et Medium) qui est pratiquement obligatoire. Ensuite, l'accessibilité financière : aujourd'hui le média est 100% gratuit, et si un jour on met en place un abonnement premium par exemple, il restera accessible, quelque chose comme 5€/mois. C'est aussi pour ça qu'Insane est un média entièrement en ligne : ça permet de réduire les coûts de production et de le garder accessible, notamment pour les personnes qui ne sont pas en France métropolitaine, qui ne parlent pas la langue de leur pays d'accueil, qui vivent dans un pays où l'offre de soins est minime... et qui ont donc besoin des informations concrètes qu'Insane donne.
Le magazine est disponible en français et en anglais, n'est-ce pas ?
Tout à fait. À terme, le but est de le rendre disponible en autant de langues que possible : arabe, allemand, espagnol, chinois... Même si ce n'est pas pour tout de suite.
J'y pense d'ailleurs : l'idée d'avoir des articles au format écrit, essentiellement, joue aussi au niveau de l'accessibilité parce qu'une fois que l'article est chargé, c'est bon, il n'y a plus besoin de connexion Internet. Et c'est quelque chose d'essentiel à prendre en compte, parce que les vidéos et même les podcasts, pour les gens qui ont une connexion Internet limitée, c'est impossible ou très compliqué. C'est quelque chose auquel je pense, parce que c'était mon cas quand j'étais à Damas en Syrie, ou au fin fond de la campagne chez ma grand-mère en France. Mais à terme, on aura quand même des vidéos sous-titrées et des podcasts retranscrits.
J'ai connu ça aussi, la connexion Internet très limitée... Et deux langues c'est déjà bien ! Je me demandais s'il y avait une périodicité précise, par contre ?
On publie des articles le plus souvent possible, tout simplement ! Le rythme de publication est aujourd'hui relativement inégal, parce que j'écris des articles mais que j'ai tout le reste du média à gérer à côté. 2020 s'annonce cependant très bien : en plus de Jérémie, notre web développeur et mon mari qui est à mes côtés depuis le début, j'ai recruté Natacha, community manager ; Camille, rédactrice ; Jessica, traductrice du français à l'anglais ; et Aurélie, traductrice de l'anglais au français. Et d'autres arrivent bientôt !
Et est-ce qu'il y aura des rendez-vous "en vrai", au-delà du magazine écrit ?
Oui, tout à fait ! J'ai commencé à mettre en place des ateliers, le premier a été réalisé en partenariat avec l'association Change MakHERs, sur le thème de l'estime de soi et de la confiance en soi : il reviendra d'ailleurs en 2020. Insane participe aussi régulièrement à des évènements en lien avec la santé mentale, par exemple le Mois du Handicap qui était organisé dans le 14e arrondissement à Paris en juin 2019. Pour le savoir, il faut simplement nous suivre sur les réseaux sociaux ou via la newsletter ! Et je réalise également des prestations de sensibilisation et prévention auprès des entreprises ou des établissements scolaires, il faut me contacter par email ([email protected]) pour obtenir un devis.
Depuis le lancement du média, quelle a été la réception par les différents acteurs de la santé mentale ?
J'ai publié nos premiers articles en octobre 2018, et lancé officiellement Insane en février 2019, ça fait donc bientôt un an !
Alors globalement c'est vraiment très positif, je ne m'attendais pas à ce que ça le soit autant ! Mais étrangement j'ai eu plus de bonnes réactions de la part de médecins généralistes, ou de spécialistes hors psychiatrie, que de psychiatres par exemple. J'ai parlé à beaucoup de professionnel·le·s, des kinésithérapeutes, des coiffeurs et coiffeuses, etc. qui voient beaucoup de monde et notamment des gens susceptibles de montrer qu'ils sont en difficulté. Et ce sont ces professionnel·les qui m'ont dit être souvent démuni·e·s, face à la détresse de leurs patient·e·s et de leurs client·e·s. Comme ce ne sont pas des professionnel·les de la santé mentale, ils et elles étaient content·e·s d'avoir une ressource comme Insane à conseiller en cas de besoin.
D'un autre côté, j'ai été une fois à un évènement purement "psychiatrie", avec beaucoup de psychiatres et de directeurs et directrices d'établissements, où je me suis heurtée à quelque chose que j'estime être très français : la peur de la nouveauté, du changement, une certaine rigidité... Et en fait, en parlant avec eux et elles, je me suis aperçue que leurs patient·e·s avaient bien les problèmes que j'avais identifiés, à savoir un manque de ressources concrètes, mais ces directeurs et directrices estimaient manifestement que cela se soignait avec des médicaments, à la rigueur avec l'aide d'un·e psychologue, mais strictement rien d'autre et certainement pas un média en ligne. Ce sont des personnes qui me méprisaient clairement, surtout parce que je suis jeune, un petit peu aussi parce que je suis une femme. Et alors le côté Internet... c'était manifestement compliqué comme concept pour beaucoup d'entre eux et elles, alors que c'est quelque chose d'essentiel dans la vie de leurs patient·e·s.
Oui, ça doit être un secteur compliqué, j'imagine, en termes de légitimité ?
J'ai clairement l'impression que pour ces personnes, un média sur Internet c'est juste trop facile. Et c'est vrai, il n'y a aucun check derrière, n'importe qui peut effectivement décider de créer un site et de parler de santé mentale. Mais au final, quand quelqu'un publie un livre, c'est le même problème !
J'avais lu un article qui parlait de façon très concrète du problème avec les psychiatres actuel·le·s, et qui explique les difficultés que j'ai pu rencontrer avec eux et elles : l'article disait que tout simplement, 70% des psychiatres qu'on peut consulter aujourd'hui seront à la retraite dans moins de 10 ans, et même à un horizon de plutôt 5-6 ans. Ce qui fait que les psychiatres auxquel·le·s on a accès aujourd'hui sont vraiment de la vieille école, moins ouvert·e·s à Internet, etc., mais en plus on va bientôt être confronté·e·s à une importante pénurie de psychiatres : Insane sera donc d'autant plus utile. Ce n'est pas forcément une guérison qu'on peut opérer avec Insane, mais c'est un soulagement certain : tenir jusqu'au lendemain, tenir jusqu'au prochain rendez-vous avec un·e psychologue, tenir pendant qu'on change de psychiatre, etc.
Et puis Insane n'est pas tout seul, heureusement : il y a aussi énormément de groupes d'entraide, des groupes Facebook notamment, même si c'est souvent assez éprouvant de passe du temps dessus puisque les gens y racontent leurs difficultés et leur détresse. Le problème, c'est que sur ces groupes il n'y a aucun check de fiabilité, si bien que très souvent il y a des grosses bêtises qui circulent.
On parle des psychiatres de la vieille école qui restent très sceptiques, mais est-ce que justement tu vois de nouvelles initiatives émerger ?
Oui, mais ce que j'observe surtout, c'est le self-care, le fait de s'occuper de soi, qui devient beaucoup plus répandu : les gens prennent conscience qu'il faut du temps pour soi, du temps pour les loisirs, un environnement de travail qui ne soit pas toxique... Et dans le même temps, les gens ont beaucoup tendance à se dire "je m'occupe de moi, c'est normal et c'est bien, mais moi au moins je ne suis pas fou, je ne vais pas chez le psy mais chez le sophrologue et faire du yoga". Ce qui fait que les gens se rendent plus ou moins compte qu'ils ont une santé mentale -- même s'ils ne savent souvent pas la nommer -- mais ils continuent à complètement stigmatiser les troubles psychiques. Mais ça va plutôt dans le bon sens, l'anxiété et la dépression sont beaucoup plus connues et beaucoup plus acceptées... ce qui n'est par contre pas le cas d'autres maladies comme les troubles du déficit de l'attention (TDA/H) ou les schizophrénies.
On dit toujours que la France est parmi les premiers pays consommateurs d'antidépresseurs, comment expliques-tu cette spécificité ?
Aujourd'hui, le problème avec la spécificité française c'est qu'elle consiste à consulter un·e psychiatre, à donner des antidépresseurs (parfois alors qu'il n'y en a pas besoin), tout simplement parce que c'est remboursé par la Sécurité sociale... alors qu'aller voir un·e psychologue et suivre une psychothérapie ne l'est pas ! Dans les pays anglo-saxons, les médicaments ne sont qu'une possibilité parmi d'autres, en France ils sont rois, alors qu'il existe des thérapies très concrètes (les TCC, Thérapies Cognitives et Comportementales) qui permettent, au quotidien, notamment de se calmer, de changer sa façon de réfléchir, etc. plutôt qu'une psychanalyse, par exemple, qui dure des années et peut être tout à fait inadaptée parce que ça ne sert à rien d'essayer de faire réfléchir quelqu'un sur son passé si cette personne est totalement déprimée ou très anxieuse et n'arrive déjà pas à gérer son quotidien.
Quels sont les pays qui sont en avance de ce point de vue-là ?
En premier, il y le Canada, clairement. Beaucoup des articles que je lis qui sont vraiment intéressants, qui ont de la réflexion derrière, sont des articles canadiens anglophones et surtout, on a la chance d'avoir le Québec, qui est pratiquement le seul endroit sur Internet à produire de bons articles sur le sujet en français. Mais en matière de recherche, ou de sujet général de la santé mentale, la France ne produit rien ou presque. C'est d'ailleurs pour ça que je lance Insane, avec beaucoup d'articles en français.
L'Australie n'est pas mal non plus, et bien sûr il y a les États-Unis aussi.
Est-ce que tu envisages des partenariats avec d'autres médias ?
Insane a déjà un partenariat avec un un journal lillois, La Manufacture, qui republie nos articles pour alimenter sa rubrique santé.
Par ailleurs, j'envisage d'offrir des prestations de sensibilisation, des ateliers, pour former les journalistes de médias généraux (voire médicaux !) à parler correctement de santé mentale.
Pour moi, l'idée à terme est aussi d'employer des journalistes eux et elles-mêmes confronté·e·s à des troubles psychiques. Je vais donc commencer par démarcher des écoles de journalisme puisque j'offre des stages (2 places en même temps, toute l'année).
Que vont être les prochaines priorités d'Insane ?
On va augmenter le nombre d'articles en lien avec l'actualité, pour montrer notamment que la psychiatrie et la santé mentale, ça bouge. Aujourd'hui, la psychiatrie est vue comme quelque chose de très "vieille école", dont personne ne parle parce que c'est trop spécifique, alors que les enjeux sont vitaux et concernent tout le monde !
Plus d'articles évidemment, notamment grâce à Camille, notre rédactrice fraîchement recrutée.
Et puis le tout nouveau site est en construction, il arrive en 2020 ! Avec la possibilité d'avoir un compte pour pouvoir poster des commentaires, par exemple.
Question de quelqu'un qui ne connaît vraiment pas du tout le sujet : est-ce que la situation d'une personne, ou l'état de la société dans laquelle elle vit, peut vraiment influencer de façon majeure sa santé mentale ?
Oui, tout à fait. D'ailleurs j'espère vraiment que de plus en plus de personnes qui viendront lire Insane n'auront pas nécessairement elles-mêmes de troubles psychiques diagnostiqués, mais qu'elles viendront là parce qu'elles ont conscience qu'il s'agit d'un enjeu de santé pour tout le monde, que c'est quelque chose qui relève du quotidien. Tant de gens vivront, au cours de leur vie, un épisode de mauvaise santé mentale ! Sans que ce soit nécessairement une maladie chronique : il est tout à fait possible de vivre un seul épisode dépressif, en conséquence d'une période de chômage ou à cause de discriminations, par exemple. Dans le monde, c'est 1 personne sur 4 qui souffrira dans sa vie d'au moins un problème de santé mentale ; la dépression est en passe de devenir la première cause d'invalidité au monde. Et ça va en empirant.
Est-ce que ça a à voir avec la précarisation, les inégalités... ?
Oui, tout à fait, ça joue beaucoup. Je veux dire, aujourd'hui, acheter une maison, pour notre génération, c'est un rêve, pas du tout quelque chose d'ordinaire ou de donné. On coche pourtant toutes les cases : on travaille bien à l'école, on passe son bac, on va jusqu'en master 2, on fait des stages... et on n'est quand même pas du tout assuré·e d'avoir un boulot en sortant de l'université. Et avoir les générations au-dessus qui ne comprennent pas pourquoi on a du mal, pourquoi on déprime, pourquoi on est angoissé·e·s, évidemment ça n'aide pas.
Le changement climatique est également une cause de détresse importante : pour nous dans le Nord, ça passe, mais pour des millions de gens, c'est très dur à vivre. Les agriculteurs et agricultrices perdent leur job, il y a des famines, des familles entières déplacées parce que leurs terres d'habitation ont été dévastées...
Suivre les nouvelles, toujours négatives, surtout à la télévision, peut enfin tout à fait influer de façon négative sur le moral des gens. Ce sont des émissions et des nouvelles qui typiquement se focalisent sur l'arbre et ignorent la forêt derrière, d'ailleurs...
Pour les personnes âgées, qui s'informent beaucoup via la télévision et se trouvent souvent isolées, ça doit particulièrement terrible non ?
Exactement. D'ailleurs la dépression chez les personnes âgées est un sujet dont on ne parle pas beaucoup -- pas assez. Alors que ce sont des dépressions qui peuvent souvent aller jusqu'au suicide ! On a tendance à se dire qu'une personne âgée qui pense à la mort, c'est normal... Ça ne l'est pas, pas dans ces conditions. Il y a une énorme différence entre savoir que l'on est âgé·e, que l'on va mourir dans un futur relativement proche, et avoir des remords ou des regrets, et le fait de vouloir mourir parce que sa vie ne vaut plus rien. Et ces personnes âgées en détresse sont souvent ignorées ; parce qu'elles sont âgées donc "ont déjà vécu leur vie", mais aussi parce qu'elles sont plus faciles à ignorer du fait qu'elles sont souvent handicapées d'une manière ou d'une autre et peuvent donc avoir des difficultés à s'exprimer.
Sans parler du fait qu'à leur époque, c'était encore plus stigmatisé, j'imagine ?
Tout à fait, cela joue aussi beaucoup sur leur volonté ou non d'en parler. Leur isolement et leur solitude est terrible, par ailleurs.
D'une certaine façon, ces personnes âgées sont parmi celles qui ont le plus besoin d'Insane : aujourd'hui, elles vont beaucoup plus sur Internet pour chercher des réponses à leurs questions, notamment souvent quand elles voient que leurs enfants ou leurs petits-enfants ne vont pas bien. Mais n'ayant pas grandi avec Internet, elles ont absolument besoin de sites Internet fiables, de solutions facilement accessibles, parce qu'elles auront beaucoup plus de mal à faire des recherches complémentaires ou à déterminer quels sites ne sont pas fiables. Ce n'est déjà pas forcément facile pour nous...
Quel serait à ton avis le top 5 des reportages les plus urgents à faire ?
Il y aurait, pas nécessairement dans cet ordre : comment se préparer à un séjour en hôpital psychiatrique ; un témoignage complémentaire sur ce que l'hôpital psychiatrique a apporté à la personne qui raconte (parce qu'aujourd'hui la plupart des -- rares -- témoignages qui existent concernent les personnes qui ont été re-traumatisées ou celles qui ont été hospitalisées sans leur consentement) parce que le but de l'hôpital est quand même de soigner ; comment détecter les idées noires chez les personnes âgées ; que faire, de A à Z, quand on ne va pas bien mais qu'on n'a pas d'argent ; un reportage sur la mise en oeuvre du principe "Un chez soi d'abord" (Housing First en anglais) pour les personnes avec troubles psychiques qui vivent à la rue ; et un article sur ce qui constitue concrètement un handicap psychique (en prenant entre autres l'exemple compliqué et controversé de l'autisme).
Aurais-tu des publications, des sites Internet, des livres, bref des références à conseiller pour quelqu'un qui ne s'y connaîtrait pas trop en santé mentale mais qui aurait envie d'en apprendre plus ?
Je conseillerais le site anglophone The Mighty, qui regroupe des témoignages de personnes avec des troubles psychiques, mais aussi des handicaps de toute sorte. Le site permet de choisir des sujets auxquels on s'intéresse, et il y a donc toute une partie dédiée à la santé mentale. Ce que je trouve dommage, c'est que l'immense majorité de ces témoignages sont négatifs, expliquent pourquoi il est dur de vivre avec ces handicaps, mais montrent très peu qu'en réalité il est possible de vivre heureu·x·se même avec ces handicaps. Mais c'est pas mal du tout pour un début, il y a notamment beaucoup de témoignages très courts.
Sinon, je conseillerais plutôt d'aller sur le site de Medium (suivez la publication Insane !), qui permet de filtrer par tags et donc d'accéder à beaucoup d'articles en lien avec la santé mentale. Ça permet d'avoir une vision un peu plus diversifiée du sujet, plus réflexive, peut-être même plus philosophique.
Enfin, il y a madmoiZelle.com et Rockie, que je me dois de citer parce qu'au travers de leurs articles sur des sujets très divers, ces deux magazines traitent de différentes thématiques en lien avec la santé mentale : savoir dire non, savoir s'occuper de soi... et les thématiques s'adressent beaucoup aux personnes non cisgenres, blanches et hétérosexuelles.
Pour des romans et des films, je me fais des listes et j'en parle(rai) sur Insane : il y a déjà l'article sur Insatiable !
J'ajouterai qu'il y a un groupe de musique pop-rock, Icon For Hire, dont la chanteuse a elle-même des problèmes de santé mentale, qui fait de l'excellent boulot. J'en ferai un article !
Et puis il faut aussi citer les magnifiques oeuvres de Destiny Blue, une autre artiste touchée par la dépression dont on a parlé sur Insane.
Un dernier conseil pour les personnes qui voudraient aider des proches en détresse ?
Leur parler, et leur parler clairement, avec bienveillance. Parce qu'on peut être dedans jusqu'au cou, et ne pas avoir su le reconnaître. Ensuite, il faudra essayer de noter ce qui pose problème au quotidien (prendre les transports en commun, se faire à manger...), et les aider pour ça, mais surtout les aider à trouver des ressources, comme un·e psychiatre ou psychologue, prendre RDV pour eux ou elles, les y accompagner... Tout ce qui peut être fait pour ne pas les laisser seul·e·s et démuni·e·s, et pour leur rappeler qu'ils et elles sont aimé·e·s et valorisé·e·s.