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Rentrée des Gilets jaunes et des urgentistes en grève : pourquoi la précarité est au centre des préoccupations en santé mentale

Illustration: Tony H.

Sommaire

Les services d'urgence en grève, c'est de la santé mentaleLes Gilets jaunes qui manifestent, c'est de la santé mentale

Mise à jour du 26 novembre 2019 : Il y a deux semaines, l'écrivain Marie Desplechin portait en pétition une lettre ouverte signée par 108 célébrités (parue dans le journal Le Parisien le 02 octobre 2019) pour appeler le président français Emmanuel Macron à "sauver l'hôpital". La pétition compte aujourd'hui près de 225 000 signatures, dont un grand nombre de célébrités, de soignant·es, de membres du Collectif Inter-Urgences ou du Collectif Inter-Hôpitaux, etc. À vous de signer également pour faire monter la pétition en influence !

 

C'est l'occasion, alors que la mobilisation des Gilets Jaunes vient de fêter son premier anniversaire, de rappeler que les soins (notamment en santé mentale) sont essentiels et ne peuvent en aucun cas être bradés ou relégués au second rang des priorités de l'État français.

Fin de la mise à jour

 

Mise à jour du 02 octobre 2019 : Ajout du lien vers le rapport Wonner-Fiat.

Fin de la mise à jour

 

Mise à jour du 23 septembre 2019 : En réponse à la grève des services d'urgence, la ministre de la Santé Agnès Buzyn a présenté son Pacte de Refondation des Urgences, un plan en 12 mesures. Les grévistes, suivi·es désormais par des médecins hors urgences et des personnels de services de psychiatrie, ont fait savoir que ces 12 mesures ne répondaient pas à leurs revendications et continuent donc leur mobilisation (voici un décryptage -- militant -- de ces mesures en vidéo). Vous pouvez suivre l'évolution du nombre de services en grève et accéder aux communiqués de presse du collectif Inter-Urgences sur son site web et sa page Facebook.

 

Le 18 septembre, le rapport Wonner-Fiat, du nom des deux députées qui l'ont réalisé), a été présenté à l'Assemblée nationale (voir la vidéo). Il est évidemment accablant, et les députées en tirent 9 propositions que le Psycom a reprises en une infographie.

Une réponse en même temps qu'un décryptage de ce rapport et des propositions qui en découlent a été publié par Mathieu Bellahsen, membre du collectif Printemps de la psychiatrie. C'est évidemment à lire en gardant en tête qu'il s'agit d'un texte militant, ce qui n'en diminue pas la qualité mais appelle à exercer son esprit critique.

 

Enfin, hier 22 septembre, un Appel pour des états généraux de l'hôpital public a été publié dans le Journal du Dimanche (JDD) : il est signé par 2 300 professionnel·les de santé.

Fin de la mise à jour

 

Si vous suivez l'actualité, vous n'avez pas pu les manquer : entre la mobilisation chaque samedi des Gilets jaunes sur les rond-points et dans les rues, les grèves toujours reconduites des services d'urgence hospitalière, et les déclarations publiques successives du Président de la République et de la Ministre de la Santé, 2019 est une année déjà chargée -- et c'est loin d'être fini puisque la rentrée scolaire amène un nouveau lot de manifestations.

 

Les services d'urgence en grève, c'est de la santé mentale

Près de la moitié des services d'urgence sont aujourd'hui en grève. Leurs revendications, que rejoignent désormais un nombre croissant de médecins notamment du secteur psychiatrique, se concentrent sur les coupes économiques dans le budget des hôpitaux (et celui des services d'urgences en particulier).

Ces coupes se traduisent très concrètement par l'impossibilité d'embaucher suffisamment de personnel pour dispenser les soins correctement, et par la suppression toujours croissante de lits voire de services entiers. Pourtant le nombre de lits est déjà très insuffisant depuis de nombreuses années, suite à des mesures d'austérité, et alors que le nombre de visites aux urgences augmente d'année en année (il a tout simplement doublé en 20 ans, atteignant 21 millions en 2016). Cet article du Monde explique très bien les raisons de cette augmentation, et si vous ne devez en retenir qu'une seule chose, c'est que ce n'est pas parce que la plupart des gens vont aux urgences "pour rien".

Point notable également : le budget des urgences a effectivement augmenté durant cette même période, mais de toute évidence, c'est loin d'être suffisant.

 

Alors, où est le rapport avec la santé mentale ? Eh bien, en plein dedans : d'abord chez les soignant·es qui, ne pouvant plus faire leur travail correctement, souffrent d'épuisement professionnel (burn-out). Enchaîner les heures de travail sans aucun repos, disposer de quelques minutes seulement pour poser le bon diagnostic (avec une peur et un risque accrus de se tromper), passer un temps très réduit avec ses patient·es et donc ne pas pouvoir les écouter, ne pas disposer de lits pour accueillir ceux et celles nécessitant une hospitalisation, en laisser d'autres attendre des heures dans l'angoisse et la douleur avant d'être pris·e·s en charge... ne permet évidemment pas de faire son travail de façon sereine (ou correcte).

Le Collectif Inter-Urgences, association coordonnant les grèves des services d'urgence et se voulant représentant·e des personnels soignant·es, parle d' "une vague de suicides sans précédent" dans son communiqué de presse du 2 septembre. Ses revendications comprennent notamment, outre la création de 10 000 postes supplémentaires à travers la France, la "création d’un observatoire national des conditions de travail à l’hôpital" pour "réaliser une enquête sur la qualité de vie au travail de tous les soignants". Et ensuite, des mesures concrètes pour améliorer les choses.

 

Mais il n'y a évidemment pas que les soignant·es qui souffrent de ce sous-budget : les patient·es se retrouvent souvent aux urgences par manque de solutions alternatives, puisque les cabinets médicaux ne reçoivent pratiquement plus sans rendez-vous, sont débordés par manque de médecins notamment en zone rurale, et ne reçoivent ni le soir ni le weekend, sans même parler de la pénurie particulièrement inquiétante de psychiatres.

Et qu'est-ce qui se passe quand il s'agit de consulter pour un problème de santé mentale, ou de consulter pour un problème de santé physique tout en ayant une maladie mentale ? Les conséquences sont encore plus graves :

 

  • D'abord parce que les longues heures passées dans la salle d'attente d'un hôpital peuvent rapidement aggraver l'état psychologique de la personne (notamment, en cas de dépression par exemple, sa culpabilité et son sentiment de ne pas être légitime à recevoir des soins face aux gens qui ont "de vrais problèmes")

 

  • Ensuite parce que ce long temps d'attente pousse beaucoup de patient·es avec une maladie mentale à ne pas se rendre aux urgences en cas de besoin ou à partir avant d'avoir été vu·e par un·e médecin (particulièrement probable pour des personnes vivant avec une schizophrénie ou un trouble bipolaire, qui ont plus de mal à reconnaître qu'elles ne vont pas bien)

 

  • Puis parce que s'ouvrir au sujet de ses problèmes de santé mentale ou raconter son parcours une énième fois à un·e médecin inconnu·e, pas forcément sensibilisé·e et d'ailleurs pas forcément psychiatre (par exemple si la personne consulte pour des symptômes physiques sans savoir qu'ils sont causés par une détresse psychologique, ou si elle consulte pour un problème de santé physique qui n'a rien à voir) constitue souvent une épreuve, notamment pour des personnes ayant un trouble du comportement alimentaire (anorexie, boulimie...) par exemple, qui peuvent s'inquiéter d'être jugées et de devoir tout ré-expliquer

 

  • S'inquiéter de savoir si on pourra obtenir un lit en hospitalisation psychiatrique ou si on va passer plusieurs jours laissé·e seul·e en pyjama d'hôpital sur un brancard dans un couloir des urgences, par exemple à la suite d'une tentative de suicide, est également une grande source d'angoisse (en plus de constituer un réel défaut de prise en charge parce qu'on ne guérit pas d'une maladie mentale dans ces conditions)

 

  • Et enfin parce que l'angoisse de ne pas être pris·e en charge rapidement ou correctement, par un·e médecin qui aurait le temps d'écouter ce qui ne va pas et d'évaluer proprement la situation, peut être terrible, notamment pour des personnes vivant avec un trouble anxieux par exemple, ou ayant des difficultés dans leurs relations interpersonnelles (typique d'un trouble borderline)

 

  • Il faut aussi noter que des soignant·es mal formé·es ou malveillant·es peuvent aussi faire des réflexions très blessantes et très dangereuses sur la situation tendue des ressources hospitalières, et arguer que celles-ci devraient être réservées aux patient·es "en réel danger"

 

L'angoisse face aux délais et à la qualité de la prise en charge existe évidemment aussi pour les patient·es consultant pour un problème de santé physique ("vais-je obtenir un lit aujourd'hui ?", "vais-je m'entendre dire que ma jambe cassée est dérisoire par rapport aux accidenté·es de la route ?", "vais-je devoir passer ma nuit assis·e sur une chaise inconfortable au milieu des gémissements et des pleurs ?"). Et c'est alors, je vous le donne en mille, très néfaste pour leur santé mentale et par-delà, pour leur santé physique puisque les deux sont étroitement liées. Le Collectif Inter-Urgences a d'ailleurs fait un post sur Facebook pour expliquer que c'est bien le système d'organisation des urgences qui est en cause, et non les uns -- soignant·es prétendument "toujours en arrêt maladie" -- ou les autres -- patient·es prétendument "hypocondriaques" (or l'hypocondrie est une véritable maladie mentale, on en reparlera).

 

Bon à savoir : des cabinets de garde existent obligatoirement près de chez vous en France métropolitaine, ils sont ouverts la nuit de 20h à 08h ainsi que le weekend et les jours fériés. Pour savoir où trouver le vôtre :

 

  • Appelez votre médecin habituel·le, son répondeur devrait vous fournir l'information (ou alors il vous dira d'appeler le SAMU au 15, numéro gratuit).

 

  • Si vous êtes en Normandie, Pays de la Loire ou Corse, vous pouvez appeler le 116 117, uniquement entre 20h et 08h, weekend et jours fériés. Comme pour un appel au 15, c'est gratuit et vous serez mis·e en relation avec un·e médecin qui évaluera votre problème de santé, et vous indiquera si nécessaire le cabinet de garde le plus proche ou vous dira d'aller aux urgences (cela permet de garder la ligne du 15 libre pour les urgences vitales).

 

  • Si vous êtes dans le Bas-Rhin, vous pouvez également appeler le 116 117 si vous avez un souci mais n'êtes pas sûr·e que ça vaille la peine d'aller consulter... mais attention là c'est l'inverse : uniquement en semaine de 08h à 20h.

 

  • Si vous avez absolument besoin de voir un médecin mais que vous ne pouvez pas vous rendre au cabinet médical de garde pour une raison x ou y, allez bien sûr aux urgences de l'hôpital le plus proche.

 

  • Appelez le SAMU au 15 pour les urgences vitales et si vous ne pouvez pas vous déplacer aux urgences de l'hôpital le plus proche, ou si vous n'êtes pas dans l'un des cas ci-dessus.

 

La ministre de la Santé, Agnès Buzyn, a mis en place des mesures d'urgence (oui c'est très à propos) au début de l'été et a annoncé à la rentrée les grandes lignes d'un plan de réorganisation du système de soins d'urgence. Mais les soignant·es estiment que ces mesures ne sont pas suffisantes et que la question de la réorganisation ne sert qu'à mettre sous le tapis celle du budget.

 

Les Gilets jaunes qui manifestent, c'est de la santé mentale

Si les Gilets jaunes ont basé leur mouvement sur la hausse du prix du carburant, ce n'est pas un hasard : s'inquiéter de savoir si on va pouvoir payer son plein pour aller au travail, si on va pouvoir faire les courses cette semaine, si on va pouvoir aller chez le dentiste, si on va pouvoir payer le voyage scolaire de son enfant, autrement dit, des actes du quotidien, sont des préoccupations extrêmement stressantes auxquelles font face beaucoup de Français·es.

 

La pauvreté recule (surtout dans le monde, beaucoup moins en France) -- mais la précarité, elle, cet équilibre instable au bord du gouffre, s'installe et dure.

L'incertitude fait partie du quotidien pour une tranche importante de la population, à qui l'on demande toujours plus de concessions et d'efforts, et non seulement l'incertitude mine terriblement mais les inégalités font souffrir : être en situation de précarité dans la société signifie ne pas faire partie des plus démuni·es... mais se demander régulièrement si cela sera toujours le cas le mois ou l'an prochain, et penser aux plus riches à qui on a supprimé l'ISF (même si la pertinence de celui-ci était discutable).

 

Les revendications des Gilets Jaunes, listées ici, ont au final très souvent un rapport direct avec la santé mentale (et l'influence négative qu'a la précarité sur celle-ci).

  • Au niveau du travail par exemple : le taux de chômage inquiète évidemment, mais c'est surtout la conjoncture économique qui fait peur. En effet, se dire qu'en entrant sur le marché du travail demain, on aura une file longue comme le bras de personnes tout aussi -- souvent plus -- qualifiées que soi mais qu'un seul poste est disponible, pousse à accepter un job de plus en plus loin de chez soi, à accepter de faire des heures supplémentaires non rémunérées, à ne pas négocier son salaire d'entrée, à réaliser stage non rémunéré après stage non rémunéré afin de booster son CV, à accepter le harcèlement moral ou sexuel au bureau... et avant cela, à attendre 1 réponse hypothétique sur 20 candidatures envoyées. Le chemin vers le burn-out (encore non reconnu comme maladie professionnelle en France) est pavé de compétition pour un salaire minimum en CDD ou, comme le dit la DREES (Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques en France) dans cet excellent dossier, "le risque de chômage et la précarité croissante des emplois offerts (contrats courts, cumul d’emplois, ruptures répétées des contrats, etc.) exposent [...] les individus à la souffrance psychique." Et on sait depuis longtemps que grandir dans la pauvreté ou la précarité est un indicateur fort de la probabilité de vivre avec une maladie mentale à l'âge adulte.

 

  • Mieux isoler les logements (pour permettre aux ménages de faire des économies, mais aussi pour protéger l'environnement) : l'écologie est aujourd'hui une grande source d'inquiétude, et avec raison. Non seulement la question du futur de la planète pèse si lourd sur les consciences que de plus en plus de personnes développent un trouble anxieux, mais en plus il est établi qu'avoir un lien avec sa terre, avec la nature dans son lieu d'habitation, et passer du temps dans la nature, est essentiel à une bonne santé mentale (d'ailleurs les médecins écossais·es peuvent désormais prescrire de la nature à leurs patient·es).

 

  • Plafonnement des loyers : précarité à nouveau, mais pas seulement. Quand trouver un logement, même avec des moyens financiers raisonnables, constitue une galère de plusieurs mois au moment de commencer ses études (au hasard, en agglomération parisienne), c'est une source d'anxiété et de stress. Quand garder son logement pour le renouvellement du bail implique de ne pas fâcher ses propriétaires en leur demandant d'effectuer les réparations nécessaires, c'est du stress aussi, accru par la vie dans un endroit insalubre ou qui demande une adaptation constante (placards qui ne ferment pas, machine à laver qui fuit, invasion d'insectes, toilettes qui se bouchent...).

 

  • Taxe sur le kérosène et le fuel pour les bateaux : il s'agit de demander aux entreprises, et non ou moins aux particuliers de faire des efforts. Le découragement et le stress de devoir combattre un système perçu comme tout-puissant alors qu'on est un simple individu (perçu comme impuissant, donc), est une importante source de stress, pour les jeunes générations notamment. Elle va de pair avec la surcharge informationnelle (infobésité), qui dit clairement "vous ne pouvez pas dire que vous ne saviez pas puisque toute l'information est disponible". L'individu se sent alors sous pression pour prendre en charge un nombre croissant de problèmes, et culpabilisé pour son mode de vie ou pour ne pas avoir été au courant plus tôt. Ici un bon résumé des arguments de chaque côté sur la question de cette taxation.

 

  • Retraite à 60 ans : l'incertitude, là encore -- "aura-t-on seulement une retraite ?" est une question que se posent tou·tes les personnes de moins de 30 ans aujourd'hui. Et de voir le burn-out se profiler à l'horizon. Et de voir la dépression s'approcher comme un nuage noir, parce qu'il faudra travailler avant de pouvoir être heureux -- peut-être, un jour.

 

  • Augmentation des allocations handicap : c'est une mesure demandée qui vise aussi à une meilleure inclusion des personnes handicapées dans la société. Or parmi les personnes souffrant d'un handicap physique ou mental, le pourcentage de personnes en détresse psychologique est bien plus élevé.

 

  • La revendication de "moyens conséquents apportés à la psychiatrie" figure également sur la liste : c'est ainsi la société dans son ensemble, et les Français·es moyen·nes aussi bien qu'ultra-sensibilisé·es, qui reconnaît l'importance de cette problématique de santé publique.

 

Je vous invite donc à relire cette liste des 42 revendications des Gilets jaunes (cet article vous aidera à les remettre en contexte), sous l'angle de la question de la santé mentale, et à partager cet article autour de vous. La santé mentale ne peut plus être considérée comme un luxe, parce qu'elle est un élément essentiel du bien-être -- un droit humain fondamental.

 

Aller plus loin

  •  Le rapport de la Drees, datant de février 2017, sur les motifs et la fréquence d'hospitalisation après un passage aux urgences
  • Le "budget bien-être" récemment mis en place en Nouvelle-Zélande, un modèle à suivre
  • Le dossier de la Drees, datant de juillet 2019, sur les liens entre santé mentale, travail, chômage et précarité
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