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Les psychiatres rêvent-ils·elles de moutons enfermés ? [Partie 1]

Illustration: Tony H.

Sommaire

Niveau 1 : Le coin des collines vertes

Niveau 1 : Le coin des collines vertes

I. C'est bien de commencer avec un chapeau un peu meta pour que le lectorat comprenne bien de quoi on parle et où on va

Ce texte est pensé comme le premier d'une série et, conformément aux normes du medium, se terminera sur un cliffhanger [rebondissement avec suspense, ndlr]. Son but est d'explorer les concepts et idéologies qui animent le champ de la santé mentale actuelle. Ça part de deux constats très simples : d'abord qu'en psychiatrie c'est pas facile de comprendre comment les gens pensent et le système fonctionne, et ensuite que moi-même j'y comprends pas grand-chose.

 

Et pourtant je devrais, vu que je suis médecin et formé en psychiatrie, on penserait, à tort, qu'on sait ce qu'on fait. Alors on ne fait pas les choses au hasard non plus, il y a une logique à nos actions et au système. Ou plutôt il y a des logiques. Et, des fois, elles ne vont pas bien ensemble, du coup on ne sait plus bien quoi croire et on se réfugie beaucoup dans des guerres de chapelle où les autres pensent comme nous et où on se sent suffisamment en sécurité pour éteindre nos angoisses. Mais c'est un souci, non, qu'une des forces qui organisent tout un système de soins, et même au-delà, qui influence la société et comment les personnes vivent leur vie, soit basée sur de la croyance ? Sûrement il doit y avoir une vérité quelque part.

 

L'idée d'écrire une série sur la psychiatrie vue de l'intérieur est partie de là. Ça n'a pas été une révélation ou une commande, c'est plus une étape supplémentaire dans une quête de sens qui, pour moi, a commencé au milieu de mon internat, à un moment où l'incohérence des différentes logiques était tellement évidente que je n'ai pas pu passer outre. A l'époque j'étais parti dans des réflexions très théoriques pour arriver à tout faire fonctionner ensemble et très vite j'ai vu que ça ne marchait pas, qu'il y avait une nécessité de hiérarchiser certains trucs, de les faire passer avant d'autres (pour les courageu·x·ses vous pouvez aller feuilleter l'horrible pavé qu'est ma thèse d'exercice de médecine). Que j'étais comme un physicien qui étudie la lumière, des fois c'est une particule, des fois c'est une onde, en vrai j'en sais rien mais j'utilise le modèle qui marche le mieux en contexte. Mais c'est peut-être un problème quand on parle de la vie des êtres humains ? Sûrement, si le système me demande de prendre des décisions importantes pour la vie des autres, je peux me baser sur autre chose qu'une croyance ?

 

Ça va faire deux ans et demi que je travaille comme psychiatre dans un secteur de psychiatrie du service public. Ce qui est sûr, c'est que c'est une expérience qui a changé ma vie et ma façon d'appréhender et de voir le monde. Mon but ici est de partir de cette expérience pour transmettre ce qu'elle m'a appris et en quoi elle a impacté le monde. Et comme toute personne qui a passé une trop grande partie de sa vie dans une université, je me suis basé sur ce que d'autres ont pu faire avant moi, sur les solutions que des personnes plus malignes ont pu avoir, et en l'occurrence l'idée est partie d'un article d'Agathe Martin sur comment une expérience peut devenir un savoir. Donc ici on va conceptualiser. On va essayer de résumer la complexité du monde et des êtres qui le composent en quelques règles simples, des trucs qu'on peut utiliser pour bâtir un raisonnement et avancer. Et en faisant ça, on sait qu'on va passer à côté de pleins de nuances et de détails. Mais disons que c'est une méthode pour dépasser la contemplation de la complexité du monde et pour regagner un peu de pouvoir sur sa vie.

 

Parce que c'est bien de ça qu'il est question, pas de réfléchir dans le vide à des concepts perchés sans réalité associée, mais de comprendre comment ces concepts abstraits peuvent avoir un impact direct sur la vie des gens. Pour moi, ça sera de comprendre pourquoi je ressens du dégoût et de la honte quand je lis en 2020 "que l'isolement et la contention peuvent être des mesures thérapeutiques, pas systématiquement de dernier recours, surtout en urgence quand il n'est pas possible de recourir à des mesures alternatives et lorsqu'elles elles sont utilisées exclusivement à des fins thérapeutiques".

 

II. C'est bien aussi de lâcher le discours méta pour partir d'une situation pratique qui ancre le texte dans la réalité

Sara a 22 ans, elle est étudiante en master 1 de quelque chose, elle vit en chambre étudiante, elle est assez isolée mais a quand même des personnes sur qui compter pour la soutenir. Elle subit beaucoup de stress par sa formation, et les mesures décidées par le gouvernement face à la pandémie n'arrangent pas les choses. Elle s'en sort tout juste niveau budget mais arrive à se faire plaisir de temps en temps. Elle a un but dans la vie, il n'est plus aussi bien défini qu'à son entrée à la fac, mais il est toujours là, elle sait qu'elle va pouvoir faire un truc bien de sa vie.

Je la vois parce que depuis 8 mois, elle fait des attaques de panique. Pas tous les jours, mais régulièrement et ça va par crises, des fois c'est quatre fois par semaine, des fois quelques fois par mois. Elle a toujours été angoissée et c'est déjà arrivé par le passé et c'est parti tout seul quand elle est entrée à la fac.

Si vous êtes professionnel·le de santé, vous avez déjà l'esprit qui s'enclenche et les cases qui se cochent. Vous vous dites un truc du genre "terrain anxieux + période de stress + attaques de panique = trouble panique" et après vous êtes déjà en train de réfléchir à ce que vous allez lui dire et lui proposer suivant comment la communication passe et les moyens que vous avez à disposition. C'est super, c'est empathique, c'est carré, vous avez déjà le début de sensation d'un travail bien fait. Ok, maintenant on change l'histoire :

Je la vois parce que depuis 8 mois elle entend des voix. Ça a commencé le soir quand elle allait se coucher et qu'elle n'arrivait pas à dormir. Mais rapidement elle a été surprise de les entendre la journée aussi. Pareil, c'est pas tout le temps là, mais c'est là. Elle avait déjà vécu quelque chose de similaire à l'adolescence, mais c'était passé sans qu'elle ne conçoive bien pourquoi.

Ok maintenant, la question n'est pas en quoi l'histoire dans votre tête a changé, mais pourquoi ? Pourquoi ce que vous allez dire sonnera différemment, pourquoi les cognitions que vous allez allumer ne seront pas les mêmes. On peut dire que c'est une situation différente, mais est-ce que c'en est une ? Et pourquoi ?

Bon cet exemple est presque sorti d'un livre de psychiatrie critique, et pour être honnête il est librement inspiré de celui utilisé dans ce MOOC de l'Université de Liverpool. Mais quand même, pourquoi fait-on une différence fondamentale entre ce qu'on considère une réponse normale et anormale à l'adversité et au stress ? Pourtant, l'attaque de panique comme l'entente de voix sont des réactions normales de l'être humain, alors pourquoi on les conceptualise différemment ?

 

III. Et si je ne suis pas professionnel·le de santé ?

Bon super, on a établi que ce qu'on dit peut révéler ce qu'on pense et a un impact concret sur la réalité et la vie des gens. Comme professionnel·le, j'en ai maintenant conscience et je peux travailler là-dessus, je peux aller regarder comment d'autres ont déconstruit ces "savoirs" et peut-être que dans ma recherche je lirai quelque chose sur le rétablissement ou l'espoir.

Mais si je suis Sara ? Ce qui va m'être dit et ce à quoi je vais avoir accès comme info va participer à changer l'histoire que je me raconte sur moi-même et sur ma vie. Ça va peut-être même changer en profondeur qui je pense être. C'est une perte de contrôle horrible. Heureusement que je fais aveuglément confiance aux professionnel·le·s, sinon j'aurais des remords à placer une telle autorité sur ma vie dans leurs mains. Est-ce que je suis d'accord avec ça ?

C'est à ça que je veux être utile, ouvrir le capot de la voiture et essayer de comprendre comment le moteur marche. Parce que j'ai cette horrible sensation qu'en parlant de "trouble panique" ou de "trouble psychotique" à Sara, je ne lui donne non seulement pas assez d'informations, mais aussi pas nécessairement les bonnes. Et si je ne prends pas le temps d'expliquer et de contextualiser, je vais laisser des non-dits gouverner sa vie. Elle va peut-être croire que, comme je suis médecin, mon évaluation tient la route, ou alors elle va croire qu'elle est malade et que le "trouble" est une maladie dont elle souffre et que le cachet que je lui prescrirai peut-être est l'antibiotique qui va tuer les méchantes bactéries qui lui font avoir des attaques de panique ou entendre des voix. Mais en même temps, je lui dois de l'informer sur comment je conceptualise ce qui lui arrive, je ne peux pas la laisser dans le vide en hochant la tête et en lui proposant de la revoir. Mais est-ce que j'ai les mots et les concepts pour ?

 

Une autre façon de poser la question serait de se demander pourquoi j'éprouve plus d'incomplétude à parler de trouble panique ou de trouble psychotique que d'état de stress post-traumatique ? Pourquoi ce diagnostic-là me poserait moins de problèmes ? Sûrement il est dans le même sac que les autres, il doit partager leurs tares. Bon après c'est vrai que le trauma c'est un truc qui renverse la psychiatrie sur sa tête. Tout d'un coup les concepts bougent, s'assouplissent, tout d'un coup je n'agis pas pareil, je vais faire attention, je ne veux pas reproduire des schémas d'abus, je ne veux pas être dans le rôle de l'abuseur. Mais en même temps, est-ce que c'est pas ce qu'on fait à chaque fois qu'on contentionne ou qu'on isole quelqu'un ? A chaque fois qu'on contraint quelqu'un, qu'on décide à sa place ?

Prendre en compte le trauma, ça change peut-être comment je conceptualise la situation, mais est-ce que ça change ce que je vais faire ? Souvent on en fait pas grand-chose du trauma… On n’a pas l'infrastructure et c'est un peu un OVNI dans les conceptions psychiatriques. Bon ça va quand même probablement changer ce qu'on va raconter à Sara et peut-être comment elle va comprendre sa vie. On parlera peut-être plus d'adversité, d'enjeux de pouvoirs, d'objectifs et de sens (tiens y'a des gens qui bossent là-dessus).

Bon, OK, intéressant, une pièce du puzzle qui ne s'emboîte pas bien avec les autres, il doit y avoir une histoire là-dessous.

 

IV. Épilogue

J'ai raccourci plusieurs fois ce que je voulais mettre dans ce texte. J'ai tendance à déballer trop de concepts et trop de mots incompréhensibles trop vite. Je pense être resté proche du message initial : créer un espace où on peut réfléchir et tester des trucs sans que ça devienne immédiatement une guerre de clan ou une conversation de sourd·e·s. Je sais pas si c'est réussi, je prends avec plaisir toute remarque > [email protected].

La morale de l'histoire c'est, qu'on le sache ou non et qu'on y fasse attention ou non, ce qu'on dit reflète des concepts et porte des idées qui vont avoir un impact concret sur la réalité de la vie des gens. Si vous ne voulez pas laisser votre histoire s'écrire à votre place ou écrire celle des autres, je pense que c'est pas une mauvaise idée de revenir lire la suite. Je vends pas une solution magique, mais je vais essayer de conceptualiser mon expérience de bientôt sept ans de psychiatrie, je le fais pour moi mais publiquement parce que ça peut aussi être utile à d'autres.

La prochaine fois, on partira dans des trucs plus formels. On parlera de discours, d'analyse critique, de paradigme et de taxonomie, d'idéologie… ça va être top ! On s'attardera probablement sur un grand changement de paradigme qui a eu lieu au début du XIXe siècle (on peut argumenter fin XVIIIe), qui reste encore en place aujourd'hui et dont les ramifications aident à comprendre ce monde de la psychiatrie. Si vous voulez prendre de l'avance, vous pouvez regarder cette ancienne vidéo de Natalie Wynn ou lire ce bouquin de Jacques Hochmann (ou l'écouter parler), suivant ce qui vous convient le plus…

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