Télé, réseaux sociaux, jeux vidéo et confinement : faut-il s’inquiéter pour la santé mentale des ados ?
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J’ai eu la chance de grandir à la campagne, dans le Sud de la France, entourée de vignes, à portée de pédale de tous mes amis. Ma sœur a six ans de plus que moi, et donc lorsque j’ai eu une douzaine d’années, elle, et par extension nous, avons eu une PS1 pour Noël. Tomb Raider II, Abe (l’Odyssée et l’Exode), le tout premier Rayman, Soulblade (l’ancêtre de Soulcalibur)… Tous ces jeux ont rythmé mon adolescence, et surtout mes vacances scolaires, que je mettais à profit pour les rejouer chaque année. C’est aussi l’époque où nous avons eu Canal+, et notamment les différentes chaînes MTV, Cartoon Network, Canal J et, quand nous allions chez mon arrière-grand-mère, le Saint Graal : Disney Channel. Toute une époque. En été, quand il faisait trop chaud pour garder les volets ouverts, nous nous réfugiions dans nos chambres ou dans le salon pour regarder la télé ou bien “jouer à la play” dans le noir, au grand dam de notre père, qui nous avait non pas acheté mais construit une magnifique piscine creusée. Il n’arrivait pas à comprendre : quelles ingrates nous étions de préférer rester “plantées devant la télé” alors que nous pouvions aller dehors et profiter de la piscine qu’il n’avait jamais eu quand il était petit. À l’époque, il était un peu plus vieux que moi aujourd'hui, et il se sentait en décalage avec nous. Aujourd’hui, je suis trop jeune pour avoir des enfants adolescent⸱e⸱s mais je me sens tout de même en décalage avec les générations qui ont succédé à la mienne à la fin de l'alphabet (la “Génération Z”) avant que ce dernier ne recommence avec la Génération Alpha. Pourquoi ? Je n’ai pas Instagram. Ni Twitter. Je ne comprends pas pourquoi TikTok est si populaire, et je ne savais pas ce que c’était il y a six mois. Puis j’ai regardé The Social Dilemma sur Netflix. Alors j’ai enlevé Facebook de mon portable, et par là diminué mon temps d’utilisation de 90%. Bref, je me sens vieille à 27 ans, alors j’imagine à peine ce que mon père aurait pensé des jeunes d’aujourd’hui s’il avait été là pour les voir.
Depuis que ces nouvelles technologies existent, il y a toujours eu des craintes, des incompréhensions et des aprioris par rapport aux effets que ces dernières pouvaient avoir sur le développement des adolescent⸱e⸱s, plus enclin⸱e⸱s à les utiliser. Et ça, c’était avant la COVID-19, quand on pouvait prendre son vélo pour aller voir ses ami⸱e⸱s. Aujourd’hui, les ventes de jeux vidéo, l’utilisation des réseaux sociaux et le temps passé devant la télé ont atteint des niveaux record, en tant que seuls exutoires d’une jeunesse confinée (et des autres aussi, mais ce n'est pas le sujet principal de notre article). Faut-il donc s'inquiéter - encore plus - de leurs effets sur la santé mentale des adolescent⸱e⸱s?
L’adolescence, période charnière pour la santé mentale
Premièrement, il est important de rappeler au débat que l’adolescence (la tranche d’âge entre 10 et 19 ans selon l’OMS) est une période particulièrement critique en termes de santé mentale. L’individu change, se découvre, se confronte aux autres et construit les habitudes sociales et émotionnelles qui deviendront les piliers de son bien-être mental à l’âge adulte. Les comportements établis durant cette période de transition peuvent aussi persister et influencer les futurs comportements alimentaires et futures consommations d’alcool, de tabac et de drogues. Malgré cela, les adolescent⸱e⸱s sont peu visibles dans les statistiques nationales, car à cheval entre l’enfance et les jeunes adultes. Les statistiques sur les adolescent⸱e⸱s sont donc souvent mesurées au niveau extra-national, et les chiffres sont parlants. D’après l’OMS :
- 10 à 20% des adolescent⸱e⸱s souffriraient de problèmes de santé mentale dans le monde, mais ces problèmes restent mal diagnostiqués et insuffisamment traités
- Les problèmes de santé mentale représentent 16% de la charge mondiale de morbidité et de blessures chez les personnes âgées de 10 à 19 ans
- Le suicide est la troisième cause de mortalité chez les 15-19 ans
Les comportements établis durant cette période de transition peuvent aussi persister et influencer les futurs comportements alimentaires et futures consommations d’alcool, de tabac et de drogues.
Ceci s’explique par le fait que, à l’échelle du foyer, les comportements dépressifs ou suicidaires peuvent être interprétés comme signes de la “crise d'adolescence”, et sont donc difficiles à détecter pour les parents et l’entourage de la personne. La Haute Autorité de Santé (HAS) par exemple rappelle que, dans cette tranche d’âge, aucun symptôme n’est spécifique à la dépression. Il peut donc être difficile de faire la distinction entre les épisodes de déprime, courants durant l’adolescence, et la dépression. De même, il peut être compliqué pour l’adolescent⸱e d’exprimer ses ressentis, et il/elle ne manifeste souvent pas sa souffrance de la même façon qu’un⸱e adulte. Elle est donc moins évidente à interpréter et déceler. Enfin, et au même titre que toutes les personnes présentant des troubles de santé mentale, les adolescent⸱e⸱s peuvent être victimes de stigmatisation de la part de leur entourage, mais peu de tranches d’âges sont aussi sensibles au regard des autres, ce qui en décuple les effets néfastes.
Tout ceci explique pourquoi l’OMS estime que la moitié des problèmes de santé mentale commencent avant l’âge de 14 ans, mais que la plupart de ces cas ne sont ni détectés ni traités.
Causes ou symptômes de troubles de santé mentale ?
Les adolescent⸱e⸱s sont particulièrement exposé⸱e⸱s aux réseaux sociaux, aux jeux vidéo et à la télé, et ce même sans le confinement. Selon une enquête Statista menée sur un échantillon de plus de 1 000 personnes, l’âge moyen d’inscription sur les réseaux sociaux en France en 2018 serait de 12,8 ans, et une grande majorité (63%) auraient créé leur compte entre 11 et 14 ans. Jusqu’à 5% avaient un compte avant même d’avoir l’âge de recevoir une lettre de Poudlard (11 ans), alors que c'est normalement impossible avant 13 ans. 76% des 12-17 ans et 93% des 18-24 ans déclaraient un usage dans les douze derniers mois. Même constat pour les jeux vidéo. Selon une étude SELL de 2017, 95% des 10-14 ans et 92% des 12-18 ans joueraient aux jeux vidéo (tous supports confondus). Et pour la télé, 80% des 4-14 ans déclarent regarder la télé en linéaire (mode traditionnel de visionnage, par opposition à la vidéo à la demande par exemple), ce qui en fait le mode de visionnage le plus utilisé comparé à YouTube ou au replay. Alors peut-on faire un lien avec ces statistiques et celles de l’OMS sur les troubles mentaux des adolescent⸱e⸱s? Oui, mais peut-être pas celui auquel on pense.
Comme toujours, il est bon de rappeler que les causes des troubles mentaux sont complexes et multiples. Pour les adolescent⸱e⸱s par exemple, la qualité de leur vie familiale, leurs relations avec leurs pairs, l’exposition à la violence (sévices parentaux, harcèlement et violence sexuelle) et les problèmes socio-économiques sont des risques reconnus pour leur santé mentale.
Ainsi, certains comportements tels qu’une utilisation excessive de la télé ou des jeux vidéo peuvent être un moyen pour l’adolescent⸱e de s’isoler, ce qui est, selon la HAS, un symptôme et non une cause de comportements dépressifs. Il faut donc y être vigilant⸱e et prendre au sérieux ce comportement si la personne présente d’autres symptômes liés à la dépression ou à des troubles émotionnels (aussi listés dans l’article de la HAS en lien plus haut).
Une utilisation excessive de la télé ou des jeux vidéo peuvent être un moyen pour l’adolescent⸱e de s’isoler, ce qui est, selon la HAS, un symptôme et non une cause de comportements dépressifs.
Ensuite, les réseaux sociaux et les jeux vidéo notamment peuvent être des catalyseurs de certains troubles. La mécanique des réseaux sociaux peut encourager la comparaison entre les pairs et peut endommager l’image de soi de l’adolescent⸱e, et donc entraîner une diminution de son estime de soi. Selon le Psycom, c'est cette diminution de l'estime de soi qui peut être la cause de comportements dépressifs. Cette inquiétude par rapport à la morphologie est plutôt répandue à l’adolescence, car le corps connaît des modifications corporelles importantes. Cependant, cette surexposition à des visages embellis par des filtres et des corps mis en scènes pour correspondre à des canons de beauté irréalistes peut accentuer le sentiment de l’adolescent⸱e de ne “pas appartenir à la norme”. Ceci peut engendrer des cas de dysmorphophobie, un trouble mental où le/la jeune craint de manière excessive qu’une partie de son corps ou son corps entier ne soit difforme, et que cela n’entraîne un rejet ou un jugement de la part de ses pairs. Plus qu’une image de soi endommagée, la dysmorphophobie peut parfois donner lieu à des comportements plus graves, comme des troubles du comportement alimentaire ou le recours à de la chirurgie esthétique (qui peut d’ailleurs accentuer la dysmorphophobie). Si le recours à la chirurgie esthétique pour ressembler à des stars existe depuis bien avant les réseaux sociaux, ces derniers semblent avoir accentué la tendance. Des chirurgiens esthétiques ont d’ailleurs nommé ce nouveau comportement la dysmorphie Snapchat, ou le recours à la chirurgie esthétique pour ressembler à une version de soi, mais avec un filtre. En 2019, pour la première fois en France, les 18-34 ans sont plus nombreux que les plus de 50 ans à avoir recours à la chirurgie esthétique. En réaction à ce problème grandissant, Instagram a pris la décision d'interdire certains filtres.
On peut retrouver cette même dimension d’excès dans les jeux vidéo. Depuis 2019, l’OMS a d’ailleurs reconnu le gaming disorder ou trouble du jeu vidéo, comme une pathologie à part entière. Cette pathologie se définit comme “trouble consistant en des épisodes répétés et fréquents de jeu qui dominent la vie du sujet au détriment des valeurs et des obligations sociales, professionnelles, matérielles et familiales” et ne toucherait qu’une infime part des joueurs. Cependant, cette décision a suscité un débat, autant dans la communauté scientifique que celle des gamers. En cause : le manque de preuve scientifique, notamment sur le lien de causalité supposé entre la pratique excessive des jeux vidéo et les troubles du comportement.
Depuis 2019, l’OMS a d’ailleurs reconnu le gaming disorder ou trouble du jeu vidéo, comme une pathologie à part entière.
Dans un article-débat de 2018 publié dans le Journal of Behavioral Addictions, plusieurs chercheurs de l’Institut Trimbos (Pays-Bas), des universités d’Oxford, Johns-Hopkins, de Stockholm et de Sydney soulèvent que “même si, de façon simultanée, les patients (A) jouent de façon excessive et (B) présentent des dysfonctionnement du comportement à un niveau clinique, la question reste de savoir si A cause B et si cela présente un quelconque bénéfice de formaliser une pathologie en se basant sur cette hypothèse”. Ils ajoutent que la restriction de la pathologie aux jeux vidéo semble arbitraire, étant donné que de nombreuses activités peuvent aussi être sources d’addiction : “Nous reconnaissons que certain[⸱e]s peuvent jouer de manière disproportionnée, de la même manière qu’ils[/elles] peuvent avoir une pratique disproportionnée des réseaux sociaux, du travail, du sexe, du bronzage ou même de la danse”. En ce sens, les chercheur⸱ses souhaiteraient plus de clarté sur la décision de l’OMS de se concentrer sur les jeux vidéo au lieu d’établir un concept plus général d’addiction comportementale, qui pourrait être appliqué à d’autres activités.
Ainsi, lors de l’évaluation de l’exposition des patients au risque de dépendance aux jeux vidéo, des facteurs individuels tels que l’estime de soi, et des facteurs environnementaux, comme le milieu familial, scolaire ou professionnel doivent aussi être pris en compte afin de comprendre les causes sous-jacentes de ce comportement excessif. Ces facteurs sous-jacents peuvent être accentués par le fait qu’il existe dans différentes mesures dans les trois médias (télévision, jeux vidéo et réseaux sociaux) des mécaniques qui encouragent les comportements excessifs. L’isolation recherchée par le fait de regarder la télé va par exemple empêcher les adolescent⸱e⸱s de participer à des activités sociales, ce qui peut augmenter leur anxiété et les mener à s’isoler encore plus. Pour les réseaux sociaux, le fonctionnement des algorithmes (présenté en détails dans le documentaire Netflix The Social Dilemma) permet de proposer aux utilisateurs des contenus qui vont les intéresser afin qu’ils restent en ligne le plus longtemps possible, créant ainsi des “bulles de filtre” qui auront tendance à montrer les images de personnes auxquelles les adolescent⸱e⸱s se comparent par exemple, car ce sont potentiellement les images qui les font les plus réagir.
On retrouve également dans les réseaux sociaux des mécanismes de récompense et de stimulation très similaires à ceux qui peuvent rendre les jeux vidéo addictifs. Ainsi, la nature des jeux vidéo est un facteur important dans le risque d’addiction. Par exemple, leur modèle peut reposer sur des gains virtuels (armes, objets et armures par exemple) ou réels (abonnements de streaming ou gains monétaires dans le cadre de tournois). La dimension “en ligne” va encourager les joueurs à se confronter aux autres, ce qui est d’autant plus captivant pour les personnes qui peinent à avoir des relations sociales dans la vie réelle. Il y a donc une différence entre le plaisir “intrinsèque” que procure le jeu vidéo (on y joue parce que cela nous fait plaisir), et le plaisir “extrinsèque”, à savoir jouer à un jeu car on est contraint d’y jouer par d’autres personnes ou la mécanique du jeu elle-même.
Il faut donc être conscient⸱e⸱s de ces mécanismes, mais ils ne peuvent représenter en eux-mêmes la seule cause de troubles mentaux chez les adolescent⸱e⸱s.
De réels bienfaits, en temps de confinement... et en temps normal aussi
Le débat sur les liens entre la santé mentale et nos différents loisirs virtuels - et notamment des jeux vidéo - a été relancé récemment par une étude de chercheur⸱ses d’Oxford qui a montré que… les jeux vidéo seraient bénéfiques pour notre santé mentale, surtout en temps de confinement. L’étude, menée sur les jeux Animal Crossing: New Horizons sur Nintendo Switch et Plants vs. Zombies: Battle for Neighborville a montré que les personnes ayant déclaré jouer ont exprimé beaucoup plus de signaux de "bien-être" que celles ne jouant pas.
Les jeux vidéo ont aussi joué un rôle très important dans la réduction de l’isolement des adolescent⸱e⸱s et de la population en général pendant la crise du COVID-19. 18 entreprises du secteur du jeu vidéo ont notamment lancé la campagne #PlayApartTogether, permettant aux joueur⸱ses de participer à des événements et de diffuser les consignes de distanciation sociale et de gestes barrières de l’OMS, qui, malgré l'épisode de 2019, a reçu cette campagne de façon très positive. De même, les réseaux sociaux ont été des instruments indispensables pour rester connecté⸱e⸱s avec les proches : ils ont permis de maintenir un lien social, s’informer, se divertir, travailler ou encore faire du sport, et ces bienfaits ne s'appliquent pas qu’aux périodes de confinement. Parmi d’autres bienfaits, la Société Canadienne de Psychiatrie met en évidence le fait que “la communication en ligne peut encourager les adolescent⸱e⸱s isolés ou socialement anxieux⸱ses à se révéler auprès de leurs camarades et de nouveaux contacts, ce qui peut accroître l’impression d’entretenir des relations sociales et réduire les symptômes dépressifs”.
18 entreprises du secteur du jeu vidéo ont notamment lancé la campagne #PlayApartTogether, permettant aux joueur⸱ses de participer à des événements et de diffuser les consignes de distanciation sociale et de gestes barrières de l’OMS.
Les réseaux sont également des lieux permettant aux adolescent⸱e⸱s de recueillir la validation et le soutien de leurs pairs et d’autres personnes de leur entourage plus ou moins proche. Dans son article, la Société Canadienne de Psychiatrie cite notamment un récent sondage réalisé en Grande-Bretagne où “68 % des répondant⸱e⸱s adolescent⸱e⸱s affirmaient avoir reçu du soutien social en ligne pendant des périodes difficiles.” De nombreux groupes sont notamment dédiés à discuter de troubles de santé mentale et se révèlent très utiles pour partager les expériences et trouver du soutien auprès de personnes ayant vécu des expériences similaires. Un article paru dans L’information Psychiatrique estime notamment que “la plupart des maladies mentales sont présentes sur Facebook avec plus de 500 groupes de discussion pour chacune d’entre elles.” L’article montre aussi que les pages Facebook des professionnels et organisations de santé mentale permettent à ces dernières de communiquer de façon plus large des informations concernant les troubles mentaux, participant ainsi à augmenter leur visibilité et à encourager un dialogue ouvert autour de ces derniers.
Tout comme les groupes de soutien sur les réseaux sociaux, les jeux vidéo peuvent aussi avoir des utilisations bénéfiques pour les personnes souffrant de troubles mentaux. Il existe notamment un psychologue (se définissant lui-même comme “psygamer”) qui utilise le jeu vidéo The Legend of Zelda: Breath of the Wild comme support thérapeutique pour soigner les addictions des adolescent⸱e⸱s à Fortnite, prouvant que ce n’est pas forcément l’activité de jouer à un jeu vidéo elle-même qui va provoquer l’addiction, c’est le rapport qu'entretient la personne avec ce dernier qu’il est important d’explorer.
La conclusion de cet article est donc que, comme tout, rien n’est “bon” ou “mauvais”, surtout lorsqu’il s’agit de santé mentale : notre équilibre psychologique dépend de relations complexes entre différents facteurs individuels, notre environnement, et la façon dont nous interagissons avec lui. Cela est aussi vrai pour les adolescent⸱e⸱s. S’il n’est pas sûr que leur utilisation des réseaux sociaux, de la télé ou des jeux vidéo soit la cause de leur mal-être, ils sont cependant des signaux à ne pas sous-estimer.