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"Lettres à la Chose", le témoignage d'Aprile, bipolaire

Illustration: Julie K.

Ce témoignage a été rédigé par Aprile T. Mille merci à elle pour sa contribution !

 

Lettres à la chose

Texte intégral

(1)

 

Aujourd’hui j’ai vingt deux ans, je suis jeune mais pourtant je suis vieille. Même la jeunesse, celle-là l’éphémère, celle qui ne dure qu’un temps, tu me l’as volée. Je suis passée de l’enfance aux problèmes. Je n’ai connu que l’insouciance par tes travers et tes excès dont je ne fais plus la différence.

Je suis bipolaire. Je suis capable maintenant de nommer la chose. Ce fut difficile à dire à haute voix. Il faut se l’avouer, l’assimiler. Je le dis presque en souriant, comme quelque chose de gênant dont on voudrait se débarrasser et minimiser l’importance. Ou parfois, je le dis, la voix tremblante presque nasillarde et j’en suis accablée. Il m’arrive aussi de le dire à tous, le crier, le hurler au dessus des toits, presque pour me dédouaner de futures conneries. Parfois aussi, je ne dis rien. De peur de devoir expliquer.

Ceci n’est pas un roman, ce n’est pas une fiction, ni un témoignage. C’est une maladie. C’est un mal qui me ronge, m’humilie et me terrasse. C’est un mal qui occupe mon corps et mon esprit.

C’est éprouvant. Et t’écrire sera éprouvant.

Je vais tenter ici de retranscrire. De te raconter, toi, la chose. Je ne replonge pas avec plaisir dans ces souvenirs que je m’efforce depuis longtemps d’oublier.

Écrire, c’est un peu la solution de facilité. J’ai longtemps cru que c’était de la lâcheté.

Il y a ceux qui sont à l’aise avec la parole.

D’autres avec les mots couchés sur le papier. Je fais partie de ceux-là.

 

(2)

 

Je voyais ma vie comme un excès. Un éternel excès.

Ce petit grain de folie, d’humour dont on me disait qu’il faisait mon charme. J’y voyais maintenant l’aveu de la maladie. Un aveu mais aussi l’ombre d’une rechute, un rappel. Ce petit quelque chose qui me rappelait que tu étais là.

Le matin amoureuse, le soir indifférente, ma vie c’était des vagues, un torrent de sentiments, des cascades. Un pays tempétueux où j’avais beau reconstruire, la tempête revenait sans cesse, dévastant tout sur son passage. Durant cette première année de fac, tu étais continuellement à mes côtés.

Les mots couraient dans ma tête, et il fallait que je les note pour ne pas qu’ils s’envolent. Parfois en pleine nuit. Les idées défilaient sans cesse et ne me laissaient aucun répit. Elles semblaient toutes extraordinaires, mais elles passaient si vite, elles filaient et s’oubliaient.

 

La nuit, je mens. Je bois, je fume et j’oublie aussi. Avec l’alcool, j’étais comme un requin sentant le sang. J’étais incontrôlable, l’alcool déclenchait un virage maniaque, il en fallait toujours plus. Et plus n'était jamais assez.

En fait, je pense que c’est à cause de toi. Je bois pour que tu la fermes et pour qu’à la fin, je t’oublie. Je m’oublie aussi.

 

Cette première année de faculté fut excessive en tout point ; je suis devenue une habituée des nuits rochelaises, fantasques, et buvant plus que de raison. Le jour, les idées explosaient dans ma tête et je me souviens avoir écrit dans le peu de cours où j’allais. J’avais été jusqu’à dire à une prof qui me demandait ce que je faisais là de me laisser tranquille car je travaillais sur autre chose. Je parlais sans cesse de ces idées novatrices à mes amis. Ce fut une période intense, joyeuse, sans doute trop créatrice qui a fait place ensuite à une des pires dépressions que j’ai pu vivre. De la ville magnifique où j’habitais alors, je ne voyais que la tristesse évidente de ma vie, faite de ces rêves irréalisables, de ces soit-disant idées de scénario que je peinais à développer. Je suis passée de la personne productive, jamais seule, pleine de vie, à une femme qui fumait son paquet de clopes en une journée à sa fenêtre, en contemplant avec désolation (et en chialant) la cour dégueulasse de l’immeuble où elle vivait. Une femme qui cauchemardait sans cesse, une femme qui devant un mur, a décidé de creuser sa tombe.

Le soleil s’est couché.

C’est la nuit, l’obscurité et ses dangers. Les failles et les faiblesses. Les angoisses et la mort.

J’ai l’impression d’être dans une perpétuelle course contre toi. Un jour, peut-être, j'arrêterai de courir.

Ce jour là, je te laisserai m’attraper.

 

(3)

 

Aujourd’hui, tu es revenue. Je me suis réveillée ce matin dans un cauchemar. Du genre où l’on ne peut pas se réveiller. J’ai compris que je venais de me prendre le pied dans une de tes racines et que je dévalais la pente. Mon cœur lourd, j’ai réussi à me lever mais tu me suivais comme une ombre, je ne veux pas croire que tu fasses partie de moi. Mes yeux sont creux, je suis vide. Seule, je suis morte. Je n’existe plus. J’avance vers le miroir. Je pleure en me regardant. Je pleure en pensant que tu es là.

Tu avais déjà essayé de me tuer plus d’une fois, sans succès. Il faut croire que parfois, je suis plus forte que toi. Pourtant tes efforts payaient. Tu m’avais rendue invisible. Je vivais les volets fermés depuis plusieurs semaines. Je ne m’alimentais quasiment plus. Mon lit était l’unique refuge. La salle de bain où se trouvait le miroir était les ténèbres. Il y avait un monstre dans cet appartement, qui me voulait du mal. Je n’osais plus dormir la nuit, prendre ma douche était un défi car il aurait pu être derrière le rideau. Je pensais qu’une masse sombre et fantomatique m’observait et qu’elle me tuerait de peur, si je la voyais. Cette chose, c’était toi. Je ne voulais pas regarder le miroir non plus, de peur de la voir. Parfois, j’avais si peur que je me mettais en boule, presque nue, contre un recoin d’où il ne pourrait pas m’attraper. Mon esprit passait ce film d’horreur en boucle. Ma vie était devenue un film d’horreur dont tu étais le monstre. Chaque bruit humain venant de l’autre côté de ma porte d’entrée me faisait sursauter et mon pouls s’accélérait. J’avais l’impression d’être une proie, un animal en danger. J’avais sans doute raison.

Je suis restée des jours comme cela, seule, enfermée moi-même dans cette chambre par mon propre esprit. Il m’arrivait parfois de me parler. Sans doute, la survie. Je perdais peu à peu la notion de réalité, je perdais pied. Je dansais seule, pas lavée depuis au moins quatre jours, en faisant de faibles mouvements en m’imaginant être une femme magnifique qui danse lors d’un banquet et qui attire tous les regards. Ma paranoïa devenait MA réalité. Aujourd’hui, je me rends compte que derrière ce studio de 20 m2 il y avait des gens, de la vie, de l’agitation, alors que moi, je devenais folle et je mourais.

 

J’étais maintenant en pleine manie, j’étais folle. Je devenais paranoïaque.

La mort je ne la voyais pas comme ça. Parfois je la voyais libératrice.

Ce n’est pas de l’envie, c’est de la survie.

Te souviens-tu lorsque tu m’as fait dire des atrocités à mes proches. Je leur avais envoyé un mail où je les insultais et où je les rendais responsables de ce qu’il m’arrivait. Ils n’avaient rien compris.

J’appelais les gens à trois heures du matin, n’ayant plus la notion du temps pour leur dire que j’avais peur. Lorsque je suis enfin sortie de chez moi, grâce à une amie, j’ai pris le train pour aller chez mes parents. J’ai entendu la sirène d’un camion de pompiers dans ma tête, deux heures durant.

On est le monstre. Celui qui nous fait peur. C’est ça qui en fait le pire des films d’horreur. Le monstre, c’est nous.

 

Un jour, l’homme que j’aime t’a vue. Il pensait seulement t’apercevoir à des moments difficiles, comme tout le monde. Il m’a dit que tu prenais de la place. Il l’a dit comme ça, dans une dispute, entre trois phrases, avec trois mots, "Tu es dépressive".

J’étais tellement habituée à toi que je ne te voyais plus. C’était pourtant évident mais ça m’a fait l’effet d’une bombe. Je ne savais même pas si j’en avais conscience moi-même. Au fond, tu fais partie de moi. Je pensais que tu étais partie, que c’était terminé, mais je venais de comprendre que la chose était moi et que j’étais la chose.

 

(4)

 

Comment tenter de t’oublier ? Malheureusement, le temps n’efface rien et laisse les plaies béantes. C’est pour cela que les gens boivent.

L’alcool. Efficace en amour, le serait-ce pour la haine ? Je me réveille le lendemain toujours dans ce cauchemar. Un cauchemar plus difficile encore, car quelques heures auparavant, j’ai eu l’illusion qu’il n’existait pas. C’est une étrange sensation de « fin de vie », « la fin de tout », la fin de toi.

C’est sans doute le désespoir de te retrouver qui me fait cette curieuse impression. En réalité, je buvais pour t’oublier, comme on oublie ces amants perdus qui nous font encore mal. Je buvais pour que tu la fermes, mais c’était là toute mon erreur. Lorsque je buvais, c’était toi qui surgissait.

Je finissais seule, en ne marchant pas droit au beau matin le long des boulevards.

J’en pleurerais tellement c’est fort. Les émotions, amour, tristesse, colère, je les ressens fortement. Au fond, je pleure parce que je sais que c’est toi. Ce n’est pas ce que JE ressens réellement. Juste un dérèglement qui me fait vivre des émotions hors de leur contexte. C’est si fort. Ça remonte, c’est presque une drogue. Tu en redemandes sans cesse, tu me vides et tu prends tout.

Puis un soir, en rentrant d’une soirée, tu es revenue sans crier gare, je conduisais très vite, je hurlais, je chantais dans la voiture, j’étais en pleine manie, musique à fond, je délirais. De ce moment, j’ai très peu de souvenirs, seulement des bribes.

Le mur. Je m’étais pris le mur de plein fouet après avoir complètement raté un virage. Les brûlures sur mon corps, l'odeur du sang, du chaud, des airbags cramés.

A ce moment là, j’ai déraillé, tu m’as laissée, le corps meurtri après avoir fait ton affaire, sur un champ de ruine que tu avais causé.

Je sanglotais puis pleurais fort tout en étant hystérique, c’est ce que dira le Samu. Je suis tombée du gratte-ciel, tu m’as lâchée en plein vol.

Après l’accident, l’humiliation m’a tellement submergée que je voulais tout oublier et surtout, que personne ne me reconnaisse. J’ai décidé de jeter à la poubelle le sac, le pantalon, le haut et les chaussures que je portais ce jour là, pour que ces derniers ne puissent pas me trahir. J’ai changé de coiffure et de couleur de cheveux. J’ai même acheté des lunettes de vue. Malheureusement, je ne pouvais pas te changer toi.

 

(5)

 

Un matin, très tôt, au cinquième étage d’un immeuble dans un hôtel moyen après une nuit cauchemardesque, j'ai cru qu’une nouvelle phase dépressive allait arriver. J’étais assise sur le lit en regardant une fenêtre de l’immeuble d’en face. J’étais en train d’envier la vie des autres. Cette nuit là, j’avais déliré, je pensais faire un AVC et n’ai pas laissé dormir mon copain, le suppliant d’appeler le Samu.

Ce jour là, j’ai décidé de comprendre ce que j’avais, ce qui m’arrivait depuis des années.

Mes nuits étaient terribles, faites de cauchemars horrifiants, des fantômes qui me hantent. L’apocalypse, la survie, la catastrophe. Moi, tétanisée devant ce champ de bataille, je veux hurler mais je n’y arrive pas. Il n’y a que le silence, et un minuscule cri, grinçant, sordide, plus effrayant que le silence même.

 

Je vais mieux, je crois. Tu te caches si bien que je doute que tu aies été un jour en moi. C’était ça le risque, croire que tu n’avais jamais été là. Croire que la chose était une pure invention. Tu jouais sans cesse à cache-cache.

 

Je pleurerais parce que tu pourrais détruire ma vie si je t’écoutais. Je te contiens, je t’empêche, non sans effort, de détruire ma vie, de la briser et de me briser au passage.

 

On a peur de moi, de mes réactions, lorsque j’avoue que tu fais partie de ma vie.

On me regarde comme une folle, un monstre. On pèse ses mots, tellement que c’en est ridicule. On agit comme si j’allais arracher les yeux à quelqu’un qui aurait dit un mot de travers.

 

(6)

 

J’ai un ami avec qui je buvais parfois pendant des heures. De 19h à 6h du matin parfois. C’était mon compagnon de beuverie. On avait ensemble une sorte de fierté virile qui nous faisait tenir l’alcool. On parlait de musique, du monde, de conneries, de projets. Je pense que si l’un ne tenait plus, l’autre serait tombé aussi. J’ai toujours été impressionnée par cette force mentale, celle de ne pas perdre la face. Quand je lui ai avoué que tu étais là, il m’a dit qu’il savait déjà.

J’ai brisé la malédiction. Je l’ai combattue. Personne n’en est sorti gagnant. Personne n’en est sorti perdant non plus. Je n’ai pas subi la fatalité. Je la vis simplement.

Maintenant que je t’ai reconnue, même acceptée, je suis punie. J’ai compris que tu étais là car j’ai été trop loin. Trop loin dans mes mots, mes actes, mes addictions. Et surtout les conséquences de tout cela. Je suis punie.

Parfois, je me demande si on te voit lorsque je marche dans la rue. Suis-je normale aux yeux des autres ? Est-ce qu’on te voit lorsque l’on croise mon regard ?

J’ai des médicaments, des obligations. Je ne peux plus vraiment boire, à ton grand désarroi. J’accepte cela car c’est l’unique solution pour ton silence.

J’ai vu ce que tu as fait avec moi, et ceux avant moi, à certains de ma famille, qui se battent encore aveuglement, avec ce qu'ils peuvent, contre quelque chose qu'ils ne voient pas ou ne comprennent pas. Je ne me noierai pas.

Je t’ai accueillie comme une vieille ennemie. Dont on connaît les points forts comme les points faibles. Dont on connaît par avance les stratagèmes. Que l’on côtoiera pour toujours.

Tu ne me fais plus peur désormais. Nous avançons toutes deux, côte à côte, sans que jamais tu ne prennes de l’avance.

Jamais plus je ne te subirai.

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