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MSF ou la psychiatrie en terre inconnue

Illustration: Julie K.

Agnès, tu es partie avec MSF (Médecins Sans Frontières) en tant que psychiatre, en Iran puis au Kurdistan irakien. C'était une décision courageuse : tout le monde n'est pas capable de partir comme tu l'as fait, totalement en terra incognita et en plus dans le domaine de la psychiatrie, qui reste assez particulier. Pourquoi ce choix ?

Depuis toute petite, je voulais être dans la médecine humanitaire. MSF, c'était donc un rêve d'enfance pour moi... Je suis une baroudeuse ! J'envisageais carrément d'y faire carrière, mais après ces deux expériences, je me suis rendue compte qu'un mode où je partirais simplement en mission de temps en temps me conviendrait beaucoup mieux.

 

Tu avais quel âge lorsque tu es partie ? Tu peux me situer un peu cette première expérience humanitaire ?

Quand j'ai effectué ma première mission avec MSF, en Iran donc, c'était en 2013, j'avais 30 ans.

Je suis française mais j’ai vécu 9 ans à Bruxelles, en Belgique et c’est là-bas que j’ai étudié la médecine. Je vis aujourd’hui à Genève en Suisse depuis 9 ans et c’est ici que j’ai débuté mon internat de psychiatrie ; j’avais travaillé près de 3 ans comme interne dans des hôpitaux psychiatriques (notamment en prison et aux urgences) quand je suis partie pour MSF. J’ai postulé pour MSF France plutôt qu’en Suisse car les missions de santé mentales y étaient plus nombreuses, en tout cas à l’époque.

 

C'est toi qui as choisi les pays pour tes missions ? Est-ce qu'il y avait des endroits où tu ne voulais pas aller ? Combien de temps a duré chaque mission ?

Non, j'étais ouverte à tous les pays, et de toute façon c'est MSF qui décide où t'envoyer. Tu as le droit de refuser évidemment, mais au bout d'1 ou 2 refus, tu cours logiquement le risque de ne plus être sollicité·e.

En tout, j'ai passé un an et demi avec MSF : 6 mois en Iran et 3 mois au Kurdistan irakien, avec le temps (souvent très long) entre les missions, les missions de santé mentale étant plus rares.

En Iran c'était prévu pour 6 mois, au bout desquels j'ai recruté une psychologue locale. MSF m'avait demandé de rester un peu plus longtemps, mais j'ai refusé à cause de tensions avec ma hiérarchie sur le terrain.

Au terme des 3 mois en Irak par contre, je serais bien restée parce que l’équipe d’expatrié·es sur place était vraiment chouette. Mais pour le coup mon remplaçant était déjà prévu.

A l’époque, pendant tes 12 premiers mois de mission, MSF te recrutait sur un statut de volontaire avec un dédommagement financier très faible, ensuite tu devenais salarié·e avec un salaire proche du SMIC (Salaire Minimum Interprofessionnel de Croissance). Tu n'étais payé·e que pendant le temps réel de ta mission, donc si tu n'avais aucune autre source de revenus, ça pouvait devenir compliqué, d’autant plus qu’il fallait rester disponible pour être prêt·e à partir à tout moment (Les conditions financières actuelles sont à vérifier, elles ont peut-être changé). Personnellement, je n'aurais pas pu vivre cette expérience si je n'avais pas eu mon compagnon sur qui compter, financièrement.

 

Tu avais relativement peu d'expérience en tant que psychiatre, tu es jeune et en plus tu es une femme. Est-ce qu'un ou plusieurs de ces trois aspects t'ont posé problème pendant tes missions, que ce soit au niveau de tes collègues ou de ta patientèle ?

Ça ne m'a pas tellement posé de problème car j’avais jusque-là toujours travaillé de façon très autonome et dans des milieux difficiles, dont celui de la prison et des services de psychiatrie fermés accueillant des patient·es très décompensé·es [en décalage avec la réalité, ndlr]. De plus, j’ai fait des gardes de nuit comme infirmière dans des milieux psychiatriques fermés, durant mes études de médecine.

 

En quoi consistait ta mission en Iran, exactement ? À quoi ressemblait ton quotidien ?

J'ai été déployée dans une clinique MSF localisée dans les quartiers très défavorisés du Sud de Téhéran, et qui avait pour vocation de prendre en charge les femmes prostituées et toxicomanes. Ma mission consistait donc à évaluer si ce public avait besoin de soins en santé mentale, et si oui, à les mettre en place. Concrètement, je recevais ces femmes en consultation et en même temps, je devais réfléchir aux actions pratiques à développer, comme par exemple des actions de sensibilisation dans le quartier, ou des réunions de coordination et de formation avec mes collègues de la clinique.

J'ai commencé par recenser les organisations existantes à Téhéran, qu'elles soient liées de près ou de loin à la santé mentale, ou liées au public que notre clinique recevait, pour pouvoir ensuite situer MSF dans cet éco-système et décider de ce que l'ONG pouvait apporter à la santé mentale dans ce quartier. Et au final, comme la réponse à la question "y a-t-il besoin de soins en santé mentale dans cette clinique ?" était qu’une consultation psychologique était nécessaire mais pas de psychiatrie, j'ai recruté un psychologue iranien pour me succéder.

 

Et au Kurdistan irakien, quelle était ta mission ?

Je travaillais dans deux cliniques MSF de santé générale, cette fois dans 2 grands camps de réfugié·es syrien·nes. Le camp était ouvert à tou·tes les réfugié·es syrien·nes, mais comme il était localisé au Kurdistan, de fait les réfugié·es étaient essentiellement kurdes.

Une psychologue se trouvait sur place depuis 6 mois, mais elle était un peu débordée parce qu'elle était seule à assurer les soins de santé mentale sans le support local d’un psychiatre. J'ai donc été envoyée sur place pour lui succéder à la fin de sa mission.

 

Quels ont été les défis dans ce camp de réfugié·es ?

Honnêtement, dans ce camp c'était vraiment le souk : avec la médiatisation du conflit syrien beaucoup d’ONG (Organisations Non Gouvernementales) se lancent là-dedans, parce que c'est assez facile de sensibiliser à cette cause et de réunir des dons. Si bien qu'il y avait trente-six mille organisations humanitaires toutes désireuses de venir en aide aux réfugié·es syrien·nes, mais pour bon nombre d'entre elles on ne savait même pas exactement ce qu'elles faisaient là ! Cela cause bien évidemment des difficultés de coordination, dont le HCR (Haut Commissariat aux Réfugié·es) détient le mandat. Du coup on avait régulièrement des doubles suivis médicaux, avec parfois des conséquences néfastes sur la santé des patient·es, et en particulier en santé mentale.

Au final, au bout de 3 mois j'ai été remplacée par un psychiatre australien, vraiment très compétent. Il présentait des compétences aussi bien cliniques que relationnelles, ce qui m’est apparu indispensable dans ce type de milieu. J’imagine que ça s'acquiert avec l'âge, avec une certaine maturité, ou par le biais d'une certaine intelligence -- mais évidemment tout le monde n'a pas ces capacités.

Je n’ai pas été surprise d’apprendre qu’il est devenu par la suite responsable de la santé mentale chez MSF à Paris !

 

C'est toi qui as mis fin à tes missions avec MSF. Tu peux m'expliquer pourquoi ?

Parce que j’ai commencé mon Master en relations internationales à Sciences Po, là où nous nous sommes rencontrées !

 

Au final, quels ont été les bons côtés de cette expérience avec MSF ?

J'ai vraiment apprécié la diversité du job sur une seule mission : ce n'est pas seulement un boulot de psychiatre dans un bureau ou même à l'hôpital, parce que tu fais tout toi-même en termes de formation, coordination, recrutement... et aussi de réflexion stratégique en amont. Il y aussi le contexte et le public avec qui on interagit qui est clairement stimulant. D'ailleurs ça peut même se révéler dangereux quand on doit aller chercher soi-même le/la patient·e en crise sous sa tente dans le camp ! Et puis selon les pays, les lois et les coutumes ne sont pas les mêmes : hors d'Occident, souvent la famille est très impliquée et l'État assez peu, et il faut absolument le prendre en compte.

Et puis tu participes quand même au soulagement de publics très en difficulté ; un peu comme en prison, ce sont des situations très précaires, très complexes.

 

Et les mauvais côtés ?

D'abord, clairement, la vie en communauté d'expatrié·es, qui peut se révéler très difficile selon ton caractère : il faut souvent partager ta chambre, travailler 6 jours voire 7 jours sur 7, tu as très peu d'intimité, très peu d'occasions d’être seule... Après, je suis une vraie introvertie, j’imagine que tout le monde n’a pas les mêmes besoins.

Hiérarchiquement je trouve l'organisation parfois un peu rigide. Par exemple, ce qui compte pour ta position ou ton salaire, c'est le temps que tu y passes (en tant que salarié·e et pas tellement par rapport à ta formation ni à ton expérience antérieure), mais peut-être que ça a changé depuis.

Et puis, dans le milieu humanitaire, au final tu rencontres des gens géniaux ça c'est sûr... Mais tu rencontres aussi des gens caractériel·les, avec des problèmes, voire harcelant·es. Et je pense que les conditions de vie difficiles et la promiscuité ne facilitent pas les relations humaines.

 

Tu penses retenter des missions avec MSF ? Est-ce que tu recommanderais cette expérience à d'autres psychiatres, jeunes ou moins jeunes ?

Même si contrairement à ma sortie des études de médecine, je ne me vois plus faire une carrière chez MSF, je serais contente de repartir en en mission, oui.

Quant à recommander l'expérience, oui, je pense. Mais il faut quand même savoir que seulement 50% des gens effectuent une deuxième mission, et que parmi eux/elles, à nouveau 50% seulement en effectuent une troisième. Ceci dit, savoir à quoi s'attendre permet à mon avis de mieux apprécier l'expérience suivante, parce qu'on sait déjà ce qu'on pourra en retirer de positif et parce qu'on sait mieux comment (ré)agir dans les situations difficiles.

L'expérience humanitaire, c'est une expérience humaine géniale et je la conseillerais. Mais globalement dans l'humanitaire, il faut y aller pour toi, plutôt que de croire que tu vas sauver le monde.

Et puis, on peut faire de très belles rencontres ! Moi je retourne en Iran tous les ans depuis ma mission là-bas, parce que je m'y suis fait de vrai·es ami·es.

 

Qu'est-ce que tu en as tiré comme leçons, pour toi, pour les personnes usagères en psychiatrie, pour le monde ?

Cette expérience m’a amenée à me poser beaucoup de questions globales sur l’impact et le sens des actions humanitaires, dans le contexte politique local, global et aussi en relation avec les autres acteurs de santé présents sur le terrain. C’est un questionnement que je n’avais pas dans ma pratique en Europe. C'est d’ailleurs la raison pour laquelle j'ai choisi de faire un Master à Sciences Po ensuite : pour adopter un point de vue plus global, parce que c'est nécessaire pour pouvoir agir correctement.

Sur le plan clinique, je me suis posé la question de la pertinence de l’utilisation des classifications psychiatriques occidentales pour certaines pathologies et dans certains contextes culturels. Et c'est là que la culture et les moeurs pourraient entrer en jeu : j’ai observé que certains comportements sont plus fréquents et mieux tolérés dans certaines cultures que dans d’autres. Ceci dit, en psychiatrie on parle souvent de continuum et on met le curseur de la pathologie à un certain endroit ; pour certaines pathologies, dans certaines cultures, le curseur pourrait potentiellement être déplacé de quelques degrés.

 

En somme, ce qui définit un trouble psychiatrique, c'est le comportement qui dévie de la norme et pas le comportement en lui-même ?

Ça dépend de quel type de comportement et de quel type de pathologie on parle. Dans certains cas, oui en effet ; et ce qui définit vraiment un trouble psychiatrique et qui permet de poser un diagnostic, c'est le fait que ça cause des difficultés dans la vie quotidienne.

Peu importe au final qu'un comportement soit considéré comme dans la norme ou pas... La question, c'est est-ce que ça provoque pour la personne qui le subit des difficultés, soit pour vivre en société, soit dans sa vie personnelle, soit les deux, évidemment. Et c'est là que la culture et les moeurs entrent en jeu : certains traits de personnalité vont poser problème à un endroit et être parfaitement acceptés dans un autre.

Il existe un courant de pensée en psychiatrie qui développe cette façon de voir les choses : c'est la psychiatrie transculturelle. Je ne connais pas particulièrement bien ce courant, mais c'est vrai que mon expérience avec MSF m'a conduite à me poser des questions qui vont en ce sens. Je continue aujourd'hui à explorer toutes ces questions avec mes patient·es et c'est passionnant !

 

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