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Ce que je n'ai jamais raconté sur la tumeur de mon père

Illustration: Julie K.

Sommaire

La colère Le regard des autres Le poids et la culpabilité Être spectatrice de sa propre vie

J'ai longtemps pensé à mettre par écrit ce que je vais raconter ici, mais je n'ai jamais su trop comment ni pourquoi. Je suis très pudique à ce sujet et c’est volontairement que je n’en parle pas : je ne veux pas que les gens me plaignent et changent de regard sur moi. Insane m'a toutefois donné l'opportunité de pouvoir parler de la maladie de mon papa tout en aidant d'autres personnes qui sont confrontées à des proches avec des maladies mentales sévères, et j’ai donc décidé de sauter le pas.

 

On a découvert que mon papa avait une tumeur au cerveau en mars 2015. Je me souviens parfaitement où j’étais, où j’allais, ce que je faisais. Dans ce RER, il faisait injustement beau dehors, les nuages blancs défilaient, mais il pleuvait sur mes joues. Je n’arrivais pas à m’arrêter, et j’essayais d’éviter les regards des autres passagers, par honte, par pudeur et bizarrement, par peur du ridicule. J’étais désemparée et ne savais plus quoi faire, à qui en parler, quelles décisions je devais prendre ou annuler, si c’était grave ou pas, à quelle échéance il fallait se fier, à quelles belles histoires se raccrocher. On espère toujours au début que le malheur frappera à une autre porte quand tout à coup il défonce la vôtre.

 

En mai 2015, mon père avait des soucis judiciaires en lien avec le rachat d’une entreprise, j’ai donc décidé d’aller lui donner un coup de main. Ça tombait bien parce que c’était la fin du semestre à l’université, et que je prenais une année de césure. J’ai donc vécu avec lui jusqu’à fin août, avant de m’envoler pour la Suède où j’allais effectuer 6 mois de stage.

 

Au fur et à mesure que la maladie gagnait du terrain, le comportement de mon père a changé, et il m’a fallu apprendre à vivre avec sa tumeur.

 

La colère

Mon père a toujours été “sanguin”, une impétuosité qui en a fait une force de la nature et un homme qui s’est toujours battu, pour son travail, sa famille et ses amis. C’est ce trait de caractère qui a fait de lui mon modèle, qui m’a poussée à toujours persévérer. La maladie a accentué cet aspect de lui jusqu’à son paroxysme, et toute contrariété, si petite qu’elle soit, devenait très vite l’étincelle d’une explosion de colère violente et ininterrompue. Je vivais donc toujours dans la peur de ces crises, mais j’ai appris à essayer de les prévenir.

 

Lorsque les sujets étaient mineurs (des petites choses de la vie quotidienne), je désamorçais de suite et lui expliquais que tout irait bien, que ce n’était pas si grave, ou je lui présentais une autre solution au problème. J’ai donc fini par prendre en charge beaucoup de ces petites tâches, pour qu’il ne se mette pas en colère parce que le ou la postier·e était trop lent·e par exemple, ou parce qu’il n’arrivait pas à faire quelque chose sur son portable. Si petites que soient ces contrariétés de la vie courante, je me suis rendue compte qu’elles étaient source d’immense frustration pour mon père, lui qui s’était construit tout seul et qui n’avait jamais eu besoin de l’aide de personne.

 

La maladie progressant, je pense que ces petits problèmes devenaient pour lui le reflet de son affaiblissement, ce qui devait être dur à accepter. Ce n’était pas grand chose : des petites pertes de mémoire ; ne pas arriver à utiliser une application pour la première fois sur son portable ; des difficultés à trouver l'inspiration ou même ses mots dès qu'il s'agissait d'écrire des paragraphes un peu longs ou des mails… Il avait beaucoup de mal avec les noms propres, aussi. Beaucoup de ces difficultés auraient pu arriver à n’importe qui, même en bonne santé, mais la maladie donnait une toute autre dimension à ces aspérités du quotidien, surtout pour quelqu’un qui considérait qu’il savait et pouvait tout faire tout seul. Il n’acceptait pas que la maladie puisse gagner.

 

Le regard des autres

Parfois les colères de mon père survenaient à la maison, parfois il n’y avait que moi, et parfois nous étions à l’extérieur ou avec d’autres membres de la famille. Il était particulièrement blessant avec sa nouvelle femme, et passait parfois des heures à l’engueuler. Je ne la portais pas dans mon coeur, mais je n’aurais souhaité à personne la façon dont il lui parlait, pas même à mon ou ma pire ennemi·e. En plus elle n’était là que quelques jours par semaine, surtout le weekend, car elle s’occupait du domaine viticole qu’ils avaient acheté ensemble, qui n’allait pas très bien économiquement et qui était situé à 2h de route de chez mon père.

Elle faisait ce qu’elle pouvait mais c’était particulièrement dur “de ne plus reconnaître la personne qu’elle avait tant aimée”.

Elle essayait donc d’apporter son soutien, de recoller les morceaux (il a décidé un jour qu’il voulait divorcer), tout en épongeant les insultes, les reproches et les cris. Une fois qu’il se mettait en colère, personne ne pouvait plus rien faire pour l’arrêter. Il fallait attendre que l’orage passe.

 

Lorsque quelqu’un a une jambe cassée, on comprend que la personne ne va pas pouvoir courir et que cela lui fait mal lorsqu’elle pose le pied par terre. Pour les maladies mentales, il faut pouvoir arriver à se représenter la blessure pour comprendre le comportement de la personne.

 

C’était particulièrement dur de comprendre pourquoi il se comportait comme ça, surtout pour les membres de notre famille qui ne le voyaient pas régulièrement, et bien plus encore pour les personnes extérieures. Son apparence physique s'était assez peu modifiée (il a gardé un peu de cheveux, même pendant la chimiothérapie), et il voulait absolument donner le change pour montrer que la maladie ne l’atteignait pas, qu’il était toujours le même et qu’il n’allait pas mourir à cause d’un foutu glioblastome. En apparence donc, et à part ces épisodes de colère (qui étaient ponctuels et pas du tout quotidiens), il n’avait pas changé et s'efforçait particulièrement d’avoir des conversations poussées, en longs monologues, comme pour prouver à la maladie et aux gens autour qu’il était plus fort qu’elle.

 

Parfois, d’un coup, mon père s’arrêtait et disait “Ils arrivent, je les vois”, et il me décrivait ses hallucinations. Ces dernières étaient une conséquence du cancer, et mon père savait que ce qu'il voyait et ressentait n'était pas réel. Il me les décrivait souvent. Il disait que ses hallucinations étaient comme celles de John Nash, le mathématicien dans Un Homme d'Exception, et il s’en servait comme argument supplémentaire pour montrer que lui aussi était exceptionnel. Comme dans le film, les personnages qu'il voyait revenaient de manière récurrente, mais sans qu'il puisse exactement connaître leur identité. C'étaient plutôt des silhouettes je pense, et il n'arrivait pas à identifier ce qu'elles lui voulaient, ce qui l'effrayait un peu. Les hallucinations s'accompagnaient de malaises, qu'il sentait venir en même temps que ces formes qui l'approchaient.

 

La colère, les hallucinations, les épisodes narcissiques… tout cela était devenu son monde, sa réalité, et nous devions vivre avec. Nous en parlions souvent avec ma soeur et mes proches, essayions de ne pas lui en vouloir et de lui rendre visite quand même, bien qu'évidemment ce ne soit pas simple.

 

Le poids et la culpabilité

Malgré toutes ces belles paroles sur ce que j’essayais de faire pour soutenir mon père et ma famille, être avec lui drainait littéralement mon énergie: être témoin ou objet de ses colères, l’écouter alors qu’il ressassait toujours les mêmes gloires passées ou le futur resplendissant auquel il s’accrochait pour ne pas regarder le présent en face...

 

J’essayais de me rendre utile en réduisant sa charge mentale là où c’était possible. Le nombre de cachets qu’il devait prendre par jour était assez impressionnant, et bien sûr ils apportaient avec eux leur lot d’effets secondaires: nausées, fatigue, constipation… Je m’efforçais d’ailleurs de l’aider à amoindrir ces effets : une astuce contre les nausées (respirer profondément et lentement), de bons vieux “remèdes de grand-mères” (avoir toujours un paquet de pruneaux à disposition)... Soit dit au passage, ces astuces n’ont bien entendu eu que peu d’effet face aux substances chimiques qu’il avait en permanence dans le corps. Aujourd’hui ça semble futile comme solution, et ridicule même en l’écrivant, mais je me sentais tellement impuissante... En y repensant, je ne sais pas si c’était vraiment pour lui que je le faisais ou si c’était juste pour me dire que j’avais eu un quelconque impact positif sur son état. Tout le monde - et lui le premier - pensait bizarrement que ce n’était pas si grave, qu’il allait s’en sortir. On ne mesurait pas du tout le danger et l’ampleur des dégâts causés par le cancer et par son traitement. D’où les pruneaux pour lutter contre les effets de la chimio.

 

Du fait de sa maladie, ma soeur et moi étions parfois amenées à prendre des décisions à sa place. Nous connaissions son aversion particulière de l'hôpital, il nous avait toujours prévenues : “N’appelez jamais les pompiers, je ne veux pas aller aux urgences”. Mais un jour, au début de sa chimiothérapie, il a fait un gros malaise. Je me souviendrai toujours du regard qu’il nous a lancé à ma soeur et à moi lorsque les pompiers sont venus, même s'il était tellement faible qu’il ne pouvait pas parler. Si les pompiers ont pu l'emmener, c’est uniquement parce qu'il n'avait pas la force de se débattre. Nous l’avons rejoint un peu plus tard aux urgences, et nous avons découvert qu’il s’était enfui. Il avait pris le bus, en chemise d’hôpital, et il était allé sonner chez les voisins d’en face car bien entendu il n’avait pas la clé de son appartement. “Je suis parti parce qu’ils allaient me laisser crever là-bas dans ce couloir”. Une force de la nature, je vous disais.

 

Enfin, il y avait aussi tout l’administratif lié aux assurances et aux hôpitaux (ordonnances, rapports des médecins…). Chaque papier avait potentiellement une importance capitale et devait être précieusement rangé. Comme mon père était chef d’entreprise, il avait souscrit une assurance-vie spéciale, et je l’ai donc aidé à constituer le dossier pour y avoir droit. On m’a demandé un jour d’aller poster ledit dossier. Il était 16 heures passées et l’enveloppe devait partir le jour même, dernier délai. J’ai fixé un long moment le bac contenant les lettres, en me demandant ce que je pouvais faire de plus pour m’assurer que cette enveloppe, de laquelle dépendaient des centaines de milliers d’euros, arrive à temps. J’ai mis dix minutes à quitter le bureau de poste et jusqu’à ce qu’on ait une réponse de la compagnie d’assurance, les scénarios les plus affreux, dans lesquels j’étais seule responsable du désastre, tournaient en boucle dans ma tête.

 

Du coup, arrivé le week-end, je n’attendais qu’une chose : partir chez ma mère. Ne plus revenir, oublier, ne plus avoir de responsabilités, et qu’on s’occupe de moi... Ma mère était bien entendu dévastée de devoir me ramasser à la petite cuillère tous les week-ends, et faisait tout son possible pour m’aider, mais même moi je n’avais aucune idée de ce qui me permettrait d'aller mieux. Je voulais juste que ça s’arrête.

 

Évidemment, il y avait la culpabilité qui allait avec : de ne pas vouloir rester avec mon père mourant, d'être malheureuse en sa compagnie et agacée par ses comportements, tout en vivant parfois des moments extraordinaires d’échanges sur sa vie, son divorce avec ma mère, ses décisions, ses relations avec ses parents, sa soeur, son frère, son autre fille (ma soeur)...

 

Je repense souvent à ces moments-là et je me prends parfois à analyser certains éléments ou certaines épreuves de ma vie avec un autre regard -- son regard.

 

Le plus difficile pour nous a été d’accorder à nos propres vies de continuer : c’était le sentiment général autour de lui. Noël a été très particulier cette année-là. Les rires étaient douloureux : avait-on même le droit de rire ou de passer du bon temps en famille, d’échanger des cadeaux alors que Papa était dans son lit d’hôpital à mener un combat que lui seul, dans son semi-coma, pensait gagner ?

 

La veille de sa mort, il était inconscient, respirait avec peine, et je lui ai parlé tout bas, à l’oreille. Je lui ai parlé de quelques souvenirs que j’avais de lui quand j’étais petite, je lui ai répété une expression qui était devenue une running joke [blague récurrente en français, ndlr] entre nous, pour lui dire que je n’avais pas oublié ces moments-là, qui il avait été pour moi. Puis je lui ai dit “Tu sais Papa, tu t’es bien battu. Tu peux y aller maintenant, on est avec toi”. J’ai pensé que c’était ce qu’il avait besoin d’entendre à ce moment-là, je pense aussi que c’était le seul moyen que j’avais trouvé pour l’aider. Le fait qu’il soit décédé le lendemain n’a sûrement rien à voir. J’étais juste soulagée de le lui avoir dit et d’avoir eu l’impression qu’il m’avait entendue.

 

Être spectatrice de sa propre vie

Quand je repense à cette période de ma vie, je me rappelle tout ce que j’ai accompli et je ne sais même pas comment j’ai pu avoir la force nécessaire sur le moment. C’était presque mécanique, comme si une autre personne avait pris les commandes de mon corps. J’ai surtout ce sentiment par rapport aux derniers jours de sa vie.

 

Mon père est mort le 10 janvier 2016, et personne de son entourage proche ne pouvait rester avec lui à l’hôpital à cause du Nouvel An. J’ai donc passé 5 jours et 4 nuits à son chevet avec mon petit ami de l’époque, qui nous a soutenus dans toutes les étapes de ce combat, et qui est aujourd’hui un mari tout aussi extraordinaire. On s’est efforcés de faire quelque chose tous les deux pour le Nouvel An, parce lorsqu'une nouvelle année commence, il faut fêter ça. Dans la salle aménagée réservée aux accompagnant·es, où mon petit ami dormait, on a mangé des petits-fours Picard et on a regardé Netflix. Ou la télé, je ne sais plus. On entendait les feux d’artifices dehors mais on ne les voyait pas. Je ne me souviens pas de grand chose, mais je sais qu’on était tous les deux, et que Papa nous avait lui aussi, pas loin. C’est tout ce qui comptait ce soir-là.

 

Pendant ces quelques nuits, je dormais dans la même chambre que mon père. Je rêvais de la réalité -- le cancer de mon père, l'hôpital, tout ça -- et il me fallait souvent plusieurs secondes pour réaliser que je n'étais plus dans mon cauchemar.

 

Pendant ces derniers jours, Papa avait énormément maigri, il ne pouvait plus parler, n'ouvrait plus les yeux, il avait du mal à respirer, à déglutir et ne pouvait plus humecter ses lèvres. Elles étaient toutes gercées, ce qui rendait son alimentation très difficile. Il “mangeait” donc surtout liquide, en grande partie des yaourts. Quand il pouvait encore parler, il s’était plaint que leur acidité réveillait les plaies sur ses lèvres. Un jour, j’étais à son chevet avec ma grand-mère quand l'aide-soignante a amené son yaourt. Pleine de bonnes intentions, elle a gentiment proposé à ma grand-mère de le faire manger. Ma grand-mère s’est tournée vers moi et m’a demandé de le faire à sa place. Elle avait cette voix douce au rythme lent qu’elle utilise pour nos discussions plus sérieuses : celles où nous abordons sa vie passée, mon futur, ou les réalités difficiles à accepter. "Je n’y arrive pas. Tu sais, c’est mon fils. Je lui donnais du yaourt quand il était petit, mais il est adulte maintenant. Je ne devrais pas avoir à le nourrir à nouveau". Ma mamie s'en veut beaucoup de ne pas être partie avant lui.

 

Malgré tout je suis contente aujourd’hui d'être restée auprès de lui, même si contente n’est pas tout à fait le mot juste. Je peux me dire qu’au moins j’ai été là pour lui, que j’ai essayé au maximum de le comprendre, et que dans son monde il avait quelqu’un d’autre que sa maladie.

 

Un monde où, autour de son lit d’hôpital, il pouvait regarder nager les poissons les pieds dans l’eau.

 

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